Vie sacrifiée
Devant nous, face à un fonctionnaire incrédule, nous assistons à un surprenant dépôt de plainte pour vol à domicile :
Affligé d’un fort bégaiement, s’égarant dans de fumeuses explications ponctuées d’improbables traits d’humour,
Se coupant dans son témoignage et dans ses réponses truffées de mensonges concernant également le poste occupé durant la guerre,
Risible, déconcertant, incongru, ce curieux personnage devient bientôt suspect aux yeux du fonctionnaire qui enregistre sa déposition.
Nous sommes en pleine guerre froide : un appel du bureau du contre-espionnage vient conforter le trouble de l’officier.
Désigné comme un ancien du M6, l’homme serait-il passé au service des soviétiques ?
Voilà le plaignant sous contrôle judiciaire.
Ce farfelu, qui déplore la disparition de trois fourchettes à huître et de chaussettes, spectateur assidu du film « Blanche Neige »
N’est autre qu’un mathématicien de génie, un être exceptionnel :
Celui qui, seul, est parvenu à décrypter le code « Enigma » des nazis, sauvant des millions de vies,
L’inventeur de « Christopher », la Machine de Turing ancêtre de nos ordinateurs,
Félicité par Winston Churchill en personne.
Sur un fond de vidéos de Mathias Delfau, très intelligemment conçues et projetées sur un écran quadrillé en fond de scène pour évoquer les différents lieux et circonstances de l’action,
Se déroulent les épisodes d’un parcours de vie à la fois fascinant et tragique.
Dès son enfance, incompris et moqué, Alan Turing n’éprouve de joie qu’avec « les chiffres pour seuls jouets », l’observation de la nature pour toute consolation.
Passions partagées avec celui qui sera, trop brièvement, son unique, irremplaçable ami, Christopher, autre brillantissime jeune mathématicien, rencontré à l’université, mort prématurément à 21 ans d’un empoisonnement par du lait frelaté.
Inconsolable, solitaire à jamais, condamné au secret absolu sur sa découverte, pour ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi pendant la guerre, maintenu ensuite face au bloc de l’est ;
En quête d’un peu de chaleur humaine, d’un semblant de tendresse,
Alan Turing succombera au charme d’un garçon rencontré un soir dans une rue mal famée.
Lassé des vols d’argent à répétions commis par cet être frustre ignorant et méprisant, Alan mettra fin à leur liaison.
Par vengeance, l’amant enverra un faux représentant en aspirateur commettre le ridicule larcin.
La plainte d’Alan Turing lui sera fatale.
Par un effroyable retournement de situation,
Poursuivi pour homosexualité en vertu d’une loi datant de 1885 toujours en vigueur en Angleterre,
En dépit des efforts déployés par certains afin d’obtenir sa disculpation,
Incompris depuis toujours,
Mu par l’irrépressible nécessité de rompre un silence trop longtemps enduré dans sa vie de chercheur comme dans sa vie privée,
Lors du procès, le génial chercheur s’accablera.
« Le seul véritable crime c’est la honte de soi et le conformisme » résume-t-il.
Condamné, il sera déchu de son poste à l’université de Cambridge,
Mais afin de pouvoir poursuivre ses recherches, il préférera la castration chimique à la prison.
Tel Blanche Neige, à bout, épuisé, abandonné de presque tous,
Deux ans plus tard il mettra fin à ses jours en croquant une pomme imprégnée de cyanure.
Il faudra attendre 1967 pour que soit abolie la loi.
Le secret- défense du code Enigma ne sera déclassé qu’en 197O
La Reine ne le réhabilitera à titre posthume qu’en 2013.
Déjà remarqué et apprécié avec « Appelez-moi Tennessee » (Lulu de 2011),
Sachant évoquer avec intelligence la complexité des réflexions de ce chercheur
Cette fois encore, l’auteur et comédien Benoit Solès nous livre le portrait fidèle et très sensible d’une figure captivante.
La pièce évoque avec intelligence la complexité de ces recherches mathématiques indissociables d’une profonde pensée philosophique,
Turing étant persuadé de la possible existence d’une « intelligence artificielle » à l’image de l’intelligence humaine.
Avec un découpage serré, bousculant fort à propos l’ordre chronologique,
Se dévoile par bribes, l’itinéraire de cette quête empreinte de poésie et d’imaginaire génial :
La possibilité de rendre vie à cet esprit supérieur à jamais disparu à l’image de cette machine baptisée « Christopher ».
Benoit Solès, déjà remarqué dans sa pièce « Appelez-moi Tennessee » ou dans « Bash » de Neil La Bute, nous restitue un Alan Turing très attachant, un être comme « illuminé » et dévasté à la fois, inlassable chercheur, scientifique prophète.
A ses côtés, déployant toute la souplesse requise, Amaury de Crayencour incarne à lui seul tous les autres protagonistes du spectacle.
Voilà une reprise de Festival Off d’Avignon pleinement justifiée.
Un légitime éclairage sur une trop longue occultation,
Une soirée riche de « découvertes » sidérantes.
A plus d’un titre édifiante.