Tout récemment encore, « L’Heureux Stratagème » de Marivaux en donnait une désolante illustration.
Si bien des mises en scène de Clément Hervieu-Léger ont aussi subi les foudres de Lulu, « L’Eveil du printemps » en particulier, (Lulu de mai 2018).
Ce dernier travail est digne de tous les éloges.
De mémoire de spectateur, nul mieux que Giorgio Strehler n’a su mettre en scène le merveilleux auteur vénitien qui mourra à Paris, oublié, dans la misère.
« Arlequin valet de deux maitre », « La Trilogie de la Villégiature », « Le Campiello » demeurent à jamais des moments de total bonheur théâtral.
Moins éloignées dans le temps, Robert Hirsch nous a comblé dans « La Serva amorosa » comme Christian Hecq dans « Les Rustres » ou encore Christina Reali dans « La Locandiera ».
Autant de pièces souvent montées et connues du public.
Surnommé le Molière italien, ses pièces ont traversé les siècles sans prendre une ride.
Contrairement aux précédentes, « Une des dernières soirées de Carnaval » constitue aussi une véritable découverte, un trésor exhumé.
Alors que le Carnaval touche à sa fin, Maître Zamaria, tisserand de renom, prépare une fête à laquelle sont conviés riches négociants et habiles artisans. Les invités arrivent. Toute une galerie de personnages se dessine.
Les filleuls, jeunes mariés, qui ne cessent de se chamailler, cependant inséparables ; couple de riches commerçants, épouse chagrine et hypocondriaque, mari soumis et tyrannisé ; fringants et séduisants mari et femme plus « expérimentés » ; jeune et talentueux dessinateur d’étoffes ; célibataire endurci bout en train de toutes les fêtes ; une amie de Domenica, la fille de notre hôte, enfin la femme mure, brodeuse française et vieille coquette en mal d’amour composeront la société ainsi réunie.
Avant le souper et le bal on joue aux cartes. Lors d’une partie de « minouchette » Domenica, secrètement éprise de Zanetto, le dessinateur, apprendra la nouvelle de son départ pour Moscou où l’attend un avantageux contrat.
« Départ » : voilà l’enjeu de la pièce essentiellement autobiographique, le véritable sujet de l’action dramatique.
Nous sommes en 1762. Goldoni lassé des attaques dont il est l’objet de la part de son rival le Comte Gozzi , se résigne à quitter Venise pour Paris où la Comédie des Italiens lui offre un contrat de deux ans .
« Je sais que vous pouvez me discréditer, donner libre cours à votre rancoeur » dit Anzoletto, double du dramaturge.
Derrière la gaîté de cette soirée animée, bruyante, riche en incidents comiques et intrigues sentimentales : agapes, partie de cartes, malaises à répétitions de notre grincheuse, disputes des jeunes mariés, plaisanteries de notre joyeux drille vieux garçon, minauderies de la vieille coquette, et amours contrariées,
se tapissent, toujours exprimés par le jeune Anzoletto, regrets et nostalgie de l’auteur.
« Pauvre de moi ! C’est une soirée de Carnaval et c’est une nuit de désespoir » s ‘afflige-t-il.
Ode à la sérénissime, sa patrie, sa source d’inspiration, déchirant adieu de Goldoni.
Cette soirée se teinte de couleurs crépusculaires, d’accents véritablement tchékhoviens un siècle avant Tchékhov. :
« C’est le coeur brisé que je pars »
Au décor dépouillé d’Aurélie Maistre, jouant sur les seuls tons assourdis de panneaux déplacés à vue, complétés par les costumes d’époque tous aussi réussis de Caroline de Vivaise, vient s’ajouter la beauté des lumières infiniment subtiles de Bertrand Bouché.
Interprétés en direct, chant et musique apportent l’ultime touche de perfection à la représentation.
Les Bouffes du Nord en constituant l’écrin rêvé.
Véritable chef de troupe, Clément Hervieu-Léger a su réunir une distribution d’un équilibre parfait. Tous ses comédiens campent chacun des personnages avec autant de justesse que d’esprit, de grâce et d’élégance.
Stéphane Facco révèle un véritable tempérament en facétieux Momolo, Aymeline Alix, taille de guêpe et port altier, déploie tout l’esprit et le piquant d’Alba, délicieuse de blonde fraîcheur, la Domenica de Juliette Léger. Bel homme dans la maturité de l’âge et père aimant, le Maître Zamaria de Daniel San Pedro est très attachant.
Bien rares les spectacles réunissant si bel ensemble de qualités
Voilà une réussite accomplie dont on a tout lieu de se réjouir,
que l’on salue chaleureusement,
que l’on applaudit sans réserve.
Courrez aux Bouffes du Nord, sans doute une des plus belles soirées du moment.
A ne manquer sous aucun prétexte.
Le plaisir vous attend.