Comme un hommage posthume, un rappel de l’horreur absolue, Samy Frey revient sur scène, pour la lecture d’«Un Vivant qui Passe» tirée d’un l’entretien pour «Shoah» de Claude Lanzmann avec Maurice Rossel, délégué de la Croix Rouge dans l’Allemagne nazie.
Résonance grinçante au lever du rideau de fer,
Unique rappel sonore aux trains de déportation.
Un bureau sur le plateau nu, une lampe pour seul éclairage.
Ténébreux, le regard fixé sur son texte, Samy Frey débute sa lecture.
Un dialogue d’une heure quinze qui vous coupe le souffle,
Une tenaille qui se resserre inexorablement.
Voix feutrée, comme assourdie, sans le moindre effet, moins encore de pathos, le comédien interprète chacun des deux protagonistes.
L’entretien débute sur une coquetterie de Rossel, âgé de quatre-vingt ans, mis en confiance par Lanzmann:
« Je vous demanderai seulement de ne pas me rendre ridicule» dit-il après avoir promis d’être sincère.
Enquêteur «diabolique» Claude Lanzmann va pousser son interlocuteur jusqu’au bout, sans jamais recourir à l’agression verbale.
Nullement dérangé par ses souvenirs, l’homme répondra volontiers, avec grâce aux questions de son interlocuteur.
Son entrée à la Croix Rouge? Uniquement pour échapper à l’armée
Berlin en 1942? Une vie très agréable, entre Helvètes, logés dans une splendide propriété sur le Lac Wanzee.
Visites aux camps de prisonniers de guerre? quatre vingt dix pour cent sont revenus.
Visites aux camps de prisonniers civils? quatre vingt dix pour cent n’en sont pas revenus.
Visite à Auschwitz? reçu par le directeur du camp, charmante conversation d’environ une heure autour d’un café.
Fours crématoires?: «Rien vu, zone interdite».
Extermination?:«Jamais entendu ce mot là.»
Impassible, il concède, à propos des déportés: «Des squelettes ambulants, ils n’avaient de vivant que leurs yeux» .
Avant d’émettre son analyse de la situation :
«Ces gens avaient l’impression de faire quelque chose d’utile»
et cite sans broncher le commandant:«l’Allemagne fait ici une chose extraordinaire dont toute l’Europe sera reconnaissante.» .
Essayer d’en savoir plus? Agacé:«Les américains le demandait avec insistance».
Arrive l’évocation de Térezin.
Une farce atroce organisée par les nazis, à l’attention de la Croix Rouge. L’ invitation dans un «Camp Modèle» pour déporté juifs tous envoyés à la suite à Auschwitz, Birkenau, Bergen- Belsen pour y être gazés quand ils ne sont pas exécutés sur place d’une balle dans la nuque.
Toujours plus précises, insistantes, basées sur d’incontestables preuves,
Inlassablement, placidement reformulées jusque dans les moindres détail de l’horreur,
les questions lancinantes de Claude Lanzmann parviendront au dévoilement sans fard de Rossel.
Clairement exprimés: sa haine et son mépris pour:«Ces juifs privilégié qui ont versé des millions pour prolonger leur vie» dont il ne s’explique pas la «terreur perceptible»,
Insistant sur «Cette passivité très difficile à comprendre» et de s‘étonner:«Personne n’a pris sur lui de faire quelque chose.»
Concluant sur son rapport remis à Genève, il ose affirmer:
«Je ne vois pas comment j’en aurai fait un autre.»
Ainsi apparaît enfin celui qui se présentait en «Gros naïf.»
L’art consommé de Claude Lanzmann finit d’opérer.
Il déchire le voile, confond la double culpabilité de l’organisme international créé pour la défense des droits des prisonniers de guerre :la Croix Rouge, son délégué.
Samy Frey, chantre pudique de ce glaçant Requiem à la mémoire des victimes,
esquive les applaudissements;
Il s’efface dans une obscurité seule compatible avec le récit entendu.
Au delà du théâtre,
Un très grand moment à ne manquer sous aucun prétexte.