La sensible interprétation de Tourgueniev dans la mise en scène d’Alain Françon et l’adaptation de Michel Vinaver agit tel un élixir bienfaisant.
Dans le décor de Jacques Gabel tout, déjà, semble délité :
Panneaux mobiles aux couleurs passées à cour et jardin, ébauches de fleurs éparses sur toile blanche en fond de scène que viennent sublimer les lumières de Joël Hourbeigt et les très beaux costumes d’époque indécise de Cécile Krestschmar.
A la belle saison, durant ce mois à la campagne, la vie de la famille Islaïev semble s’écouler paisiblement.
La présence d’un jeune étudiant, Beliaev, engagé comme tuteur du jeune fils Kolia, va soudain tout bouleverser.
Cet étudiant, au comportement simple et direct, orphelin comme Vera, pupille de Nastasia la maitresse de maison, provoquera chez ces deux femmes des sentiments dévastateurs pour tous.
Seuls épargnés, l’ « amuseur public » en titre, docteur de son état et la dame de compagnie de Madame Mère qui, pragmatiques ,
Au milieu de ce cataclysme général, de ce tumulte des coeurs,
Concluront un mariage de « convenance », accord équitable entre les parties.
A l’origine de cette dévastation : l’éveil chez Nastasia du sentiment de la passion amoureuse jusqu’alors jamais ressentie :
« Je suis amoureuse pour la première fois » proclame-t-elle.
Rakitine, ami poète et secrètement amoureux de Nastasia en deviendra le confident douloureux et un complice injustement compromis aux yeux de l’époux, sacrifié au nom de l’honneur.
Nastasia folle de jalousie de Vera brisera le cœur de la jeune fille en lui extorquant par le ruse l’aveu de ses tendres sentiments pour le tuteur ;
Puis éperdue d’amour, dans la confusion totale, elle finira par se déclarer à Beliaev.
Lui n’a de penchant pour aucune,
Emportant de beaux souvenirs, il quittera la famille sans états d’âme.
Ici l’amour n’épargne personne.
Sa cruauté s’exerce sur chacun des protagonistes animés par un sentiment sincère et authentique.
Il fait perdre la tête à Nastasia,
La rend méchante.
Il brise le cœur de Vera,
Lui fait découvrir la dureté et la duplicité de sa bienfaitrice,
Et se résigner à une union arrangée avec un imbécile nanti.
Il mettra Rakitine à la torture à l’écoute des révélations de Nastasia ;
Sèmera la confusion dans l’esprit du mari.
Kolia sera désolé de perdre un tuteur complice ;
Sa dame de compagnie convolant avec le docteur,
Madame Mère se retrouvera seule aussi.
A la fin de la pièce, chacun restera face à sa solitude.
En amour :
Tourments, désillusions, rêves brisés pour seules conséquences
Follement épris de Pauline Viardot, Tourgueniev, installé et décédé en France, n’a que trop vécu les affres de Rakitine…
Tableau d’une société bourgeoise où l’amour n’a pas place,
Evocation bouleversante des tourments de l’âme russe,
Tougueniev, avant Tchékhov nous en livre une analyse terrible, implacable, déchirante,
Toujours intéressant dans ses rôles plus décalés : « Jusqu’à que la mort nous sépare » de Rémi de Vos, ou « Le Retour » de Pinter, formidables opportunités de jouer de son incroyable silhouette,
Micha Lescot que l’on s’entête à faire jouer les personnages russes, semble comme embarrassé d’un corps qui l’encombre, le gène à l’image de son attirance secrète pour Natalia. A la manifestation de cette maladresse « physique » on eût préféré davantage d’intériorité.
Séduisante Araminte aux côtés du roué Arditti dans « Les Fausses Confidences », magnifique dans « La Révolte » de Villiers de l’Isle Adam, (Lulu de juin 2016)
Anouk Grinberg prend trop souvent ici de fausses intonations à la Delphine Seyrig, force le trait, on le regrette.
Très convaincante, la Véra d’India Hair possède la fougue de la jeunesse, la hargne de l’affection trahie.
Stature massive, force naturelle, Nicolas Avinée est un Beliaev sans arrière- pensée, innocent des ravages exercés par ses charmes.
Philippe Fretun, égal à lui-même, campe parfaitement ce docteur opportuniste, méprisable et lucide, Catherine Ferran possède toute l’autorité de Anna Semionovna, et Laurence Côte est bien la vieille fille qui finit par prendre son envol.
Si on eût préféré une interprétation plus « slave »,
Félicitons Alain Françon de n’avoir trahi en rien Tourgueniev ,
Et Michel Vinaver de sa subtile traduction française.
Développement du drame parfaitement rendu,
A défaut d’une interprétation idéale,
Pour qui sait écouter le texte,
Chaque réplique de la pièce trouve ici sa pleine résonnance.