Intéressée depuis longtemps par Le Collectif Les Possédés, ( Bullet Park de John Cheever ou le Voyage au bout de la nuit de Céline ) Lulu a aussi assisté à cette représentation très attendue.
Platonov : première pièce écrite par Tchékhov à vingt ans,jamais jouée de son vivant et découverte dans son coffre après sa mort.
Aussitôt oubliées quelques faiblesses, l’œuvre stupéfie par la richesse foisonnante des thèmes abordés, tous repris par la suite par l’immense auteur :
Atmosphère de fin d’un monde, velléité ou impuissance des personnages, accablante fatalité, inguérissables souffrances des âmes.
Emmanuelle Devos, inconséquente, sensuelle et coquette, illumine véritablement le plateau dans son interprétation d’une veuve de Général s’étiolant dans son domaine campagnard.
Sa présence est loin de suffire à masquer, pis encore à excuser, l’accablante médiocrité de cette représentation.
Dans tous les aspects de son travail, Serge Dana a pris le parti de tirer ce spectacle systématiquement vers le bas :
Adaptation voulue dans une langue douloureusement ordinaire, pitoyable décor à la Deschiens pour le parc, costumes de « beauf » et bien piètre interprétation de la majorité des comédiens, sans même parler de celle de Rodolphe Dana en Platonov, incapable à nous rendre la complexité d’un personnage à la fois veule et émouvant.
Laissons-les patauger dans leurs affreux bassins gonflables de plastique bleu, juste à leur image, vulgaire et ordinaire.
Une grande souffrance pour Thékhov que rien ne justifie.
Parfois lasse de tremper ma plume dans le vinaigre, c’est « Anna Christie », vue ce vendredi à l’Atelier, qui m’a décidée à rompre le « silence réprobateur » opposé à « Platonov ».
Quel rapport me direz-vous entre O’Neil et Tchékhov ?
Les vies naufragées de leurs personnages.
A la dérive et à bout de force, Anna, vingt ans, abandonnée dès son plus jeune âge à la campagne par un Père marin, vient le retrouver après ces longues années de séparation.
A contrecœur, le vieux loup de mer accepte de prendre sa fille avec lui.
En mer, Anna se sent revivre.
Un naufragé recueilli à bord par un jour de brume épaisse viendra soudain semer le trouble dans tous les cœurs.
Vies naufragées ici encore, mais cœurs si purs.
Dans une langue crue et âpre, à l’image de ces vies d’hommes frustres et maladroits, aussi corrodées par la mer que par l’alcool, de ces vies sacrifiées des femmes laissées à terre, la pièce d’O’Neil est une splendeur d’humanité avec ses personnages, flamboyants misérables.
Farouche petit animal sauvage et indomptable, femme blessée, souillée, déshonorée, Anna révèle une rare force de caractère, une franchise suicidaire, une grandeur d’âme confondante : sur scène, fragile et frêle, Mélanie Thierry, frémissante, fait montre de tout le mordant et la sensibilité écorchée de son personnage blessé et si courageux.
Bouleversant vieux loup de mer ayant abandonné femme et enfant pour bourlinguer toujours, le vieux Chris est aussi admirablement interprété par Féodor Atkin, bourru autoritaire, vieux lion vaincu face au jeune Burk, enfin pitoyable et rongé de culpabilité face à sa fille.
Dominant de sa sculpturale stature Anna, de sa force physique contenue le vieux Chris, Stanley Weber est aussi convaincant, émerveillé par sa découverte, en amoureux se déclarant.
Quand au lever de rideau, solitaire dans son sombre bar à matelots, elle attend le vieux Chris, Charlotte Maury-Sentier en Cathy confère une formidable épaisseur à son personnage de tenancière vieillissante et femme à marins, nous plongeant aussitôt dans cette atmosphère embrumée où se noient les âmes en peine.
Jean- louis Martinelli, capable de nous éblouir ou nous décevoir aussi bien, signe ici une mise en scène très réussie, dans des superbes décors de Gilles Taschet et les lumières de Marc Skatchko : saisissante apparition au bout d’une corde, tombée des cintres, du naufragé émergeant dans le brouillard, couleurs lugubres du bar, silhouettes de gratte-ciel fondues dans le port de Boston magnifient le déroulement dramatique.
O’ Neil trop longtemps oublié, est ressuscité grâce à la persévérance de Mélanie Thierry.
A entendre les ovations du public au tomber de rideau, chacun aura ressenti ce moment fort et prenant, chacun aura partagé les tourments des personnages.
Le spectacle semble promis au succès.
Une si belle soirée le mérite pleinement
L’enthousiasme et les suffrages de Lulu lui sont assurés.