La saison dernière, son « Ubu » d’Alfred Jarry tenait du pur génie théâtral (« Lulu d’or» et chronique de février 2013 ).
C’est avec « Mesure pour mesure » de Shakespeare, création en France en langue russe, que nous revient le metteur en scène anglais.
Une pièce qualifiée de « Thriller théâtral » pour reprendre son expression.
« Une comédie à problèmes » pour les britanniques des siècles passés.
Crée en 1604, puis longtemps délaissée, ses audaces avaient de quoi provoquer les ires du pouvoir.
L’action se déroule à Vienne, au moment où le Duc, au prétexte d’une mission diplomatique, confie le pouvoir à Angelo, personnage austère et rigoureux, pour qu’il y rétablisse ordre et morale laissés à la dérive depuis trop longtemps.
Impitoyable, ce dernier applique aussitôt d’anciennes lois tombées en désuétude. Poursuivant sans merci tout acte de débauche, accusé de fornication le jeune noble Claudio se voit ainsi condamner à mort, et sa fiancée enceinte à la réclusion perpétuelle.
Pour tenter de sauver le jeune homme, un ami du Duc, le vieux noceur Lucio, va faire appel à Isabelle, la sœur de celui-ci, novice entrée au couvent.
Face à elle, l’incorruptible Angelo ressent soudain la violence du désir charnel. Passant sans transition d’une vertu inflexible à l’ hypocrisie absolue, Angelo, plongeant la jeune fille dans un terrible dilemme, exige d’Isabelle de se donner à lui en échange de la vie de son frère.
Revenu en secret, le Duc découvrira les excès du Régent. Faisant preuve de compassion et d’humanité envers ses sujets, sa grâce et sa magnanimité toucheront jusqu’au « monstre » confondu.
La pièce comprend maints rebondissements, une fin peu vraisemblable.
Sur le plateau, cinq cubes rouge sang marqueront l’espace. Au-dessus, d’innombrables suspensions de tôle noire déversent une lumière diffuse et le noir des tentures qui ferment le plateau recouvre aussi le sol.
Ainsi nous passons du bordel au couvent, de la prison au cœur du pouvoir, et Duclan Donnellan nous étourdit par ses trouvailles de mises en scène, inépuisables et toujours d’une justesse qui donne encore davantage de relief au texte avec ce sens aigu du rythme et une rare économie d’accessoires et de décor
Je citerai simplement, dès le début de la représentation ces entrées en groupe, pas sonores, apparaissant et disparaissant d’entre les cubes, ou la folle valse des couples dansant dans l’ivresse du pouvoir, comme celle toute voluptueuse de l’harmonie retrouvée au final. Et ce choix d’une chaise Thonet symbole du pouvoir : dans la scène de « l’abdication », le Duc, effleurant et reculant devant le vulgaire objet devenu soudain impressionnant.
Par la puissance et la clarté d’un travail magnifique, Duclan Donnellan parvient à nous tenir en haleine deux heures durant, sans jamais que ne faiblisse un instant notre attention.
Tragédie et comédie, la pièce traite de la chute et de la rédemption, de la démission et du sursaut.
La vérité, la justice, la liberté, le pardon et la tolérance y sont opposés aux forces de l’obscurantisme, de la terreur, de la violence et de l’hypocrisie.
Autant de thèmes qui résonnent aujourd’hui avec une particulière acuité.
En costumes modernes, la troupe Théâtre Pouchkine est admirable sans exception. Je ne peux tous les citer, mais jusqu’au au plus petit rôle, chacun y joue sa partition avec un talent sans faiblesse, chacun y déploie toutes les moirures du son personnage.
Et par sa musicalité le russe confère une autre beauté à la langue du poète anglais.
Dans l’Olympe du théâtre, avec des spectacles de cette force Duclan Donnellan n’est pas prêt de perdre son trône.
La brièveté de ses passages à Paris prive un plus large public d’un très grand théâtre.
La rançon d’un succès pleinement justifié.