Gérard Desarthe reprend ici la version scénique créée par Botho Strauss et Peter Stein.
« Matière théâtrale entièrement retaillée » comme le précise le programme.
Eblouissante hérésie approuvée par le comité de lecture.
Eblouissant accomplissement de la mission de notre grande scène nationale,
Eblouissante illustration d’un savoir-faire unique à tous les niveaux de la dramaturgie.
Je n’ai pas oublié mes émotions à la représentation des Estivants par les TG STAN de Damian de Schrijver ( Lulu de novembre 2012). C’est avec cette pièce que j’ai découvert la géniale troupe anversoise, lors du Festival d’Automne, au Théâtre Bastille, et depuis je ne manque sous aucun prétexte chacune de leur venue sous nos latitudes.
Ce collectif, dans un inénarrable mélange de bric à brac, construisant leur décor avec d’improbables objets hétéroclites de récupération, développe un jeu pétri d’humain et de chair, exhale une faconde toute nordique, et donne naissance à de rares moments d’émotions, simples, profondes, authentiques, déchirantes.
Au Français l’opulence des moyens s’affiche au lever du rideau rouge sur lequel se dessinent des visages fantomatiques. Une sublime forêt de bouleaux occupe la scène en son entier. Longs troncs élancés dépourvus de faîtages et de ramures : oiseaux aux ailes rognés, êtres aux destins brisés, image même des personnages de Gorki. Lucio Fanti signe ce décor où se respire tout l’air de Russie.
Opulence encore pour de très beaux et très élégants costumes et accessoires d’époque de Delphine Brouard. Exquises toilettes des dames, chacune arborant la couleur, la tonalité, en harmonie avec son personnage. Le blanc pour la jeune Calérie, le prune pour Olga, la femme d’âge mur, bouton d’or pour la volage Youlia, vert d’eau pour la mélancolique Warvara. Charme des costumes immaculés pour ces messieurs en pique-nique, comique des maillots de bain, rigueur des jaquettes et vestes sombres de mise pour la soirée.
Tout ceci ne serait qu’un écrin vide sans l’interprétation chorale d’une troupe inspirée comme elle peut l’être dans ses plus grands moments. Chacun des interprètes au meilleur de son talent, dans un parfait ensemble, sous la direction de Gérard Desarthe qui, pour la deuxième fois cette saison, nous donne l’infini plaisir d’entendre, voir, ressentir, un très grand texte dans toute son inépuisable richesse.
Désespérance contre engagement, renoncement contre quête d’amour, mépris, mensonges, exploitation, contre idéaux, altruismes, volonté de progrès, s’affrontent dans le cercle fermé de ces petit bourgeois en villégiature.
Englués dans leur confort, frappés de cécité face à un avenir menaçant que Gorki pressent avec tant de clairvoyance, des hommes passifs et velléitaires, refusent tout changement.
Michel Favory est Doudakov, pathétique médecin impuissant face à l’administration et les remontrances de son épouse.
Souslov, homme frustre, mari trompé, ingénieur sans scrupule, ivrogne par désespoir est joué par Thierry Hancisse. A la fin de la pièce, sa violence revendicatrice dans l’affirmation de sa satisfaction de son existence de nanti, nous laisse paralysés.
Sous ses rondeurs et sa bonhomie, Bruno Raffaelli , l’oncle Semione Selmionovtch, industriel fortuné à la retraite, révèle une lucidité et une finesse insoupçonnables.
Samuel Labarthe, Chalimov, écrivain célèbre à la renommée déclinante, conserve une distance polie face à ces petits bourgeois qui l’admirent.
Avocat « véreux », Hervé Pierre est Bassov. Vénal, affairiste, il affiche une indifférence coupable face à sa sensible épouse.
Citons encore le pitoyable Rioumine d’ Alexandre Pavlov, comme l’ excellent duo de gardiens indignés par le comportement des vacanciers de Christian Blanc et Jacques Connort.
Face à ces hommes veules, Gorki opposera deux personnages féminins porteurs d’espoir, décidées à agir.
Remarquable de dignité et de résolution, mince et élancée, Sylvia Berger est la déchirante Warwara. Epouse malheureuse de Bassov, femme sensible, intelligente, consciente de l’inutilité de son existence, dénonçant l’hypocrisie de son monde, elle le quittera résolument après avoir découvert la fatuité de l’écrivain jadis secrètement aimé et admiré.
« Engagée » de longue date, la doctoresse Maria Lwovna incarne de hautes valeurs, personnifiant le sacrifice et le renoncement. Clotilde de Bayser sait révéler, avec ferveur et sincérité un amour qu’elle s’interdit, rendant à son personnage toute sa grandeur et sa faiblesse réunie.
Enfin, la jeune Anne Kessler est une piquante Calérie, Martine Chevalier l’éternelle plaintive Olga Alexéevna, et Céline Samie, Youlia Filipovna, la femme insatisfaite et volage.
« J’ai envie d’un verre de vin » triviale réplique de Bassov, concluait la pièce dans l’interprétation des flamands.
« Les hommes, les évênements, tout cela ne compte pas, tout cela est dérisoire » réplique désabusée et philosophique de l’écrivain Chalimov, termine la soirée du Français.
Deux fins illustrant parfaitement le style de chacune des deux versions.
Je conserve un faible pour le côté « foutraque » des anversois, sans doute plus proche, humainement.
Et pas moins apprécié la grandeur, comme la splendeur de celle du Français.