Programmé dans le cadre de la célébration du quatre-centième anniversaire de la naissance de Molière, «Patron» de la Maison,
Sans commune mesure avec les précédentes représentations citées,
Le Tartuffe mis en scène par Ivo van Hove, nous éclabousse de sa malignité, nous tétanise de sa vilenie, nous accable de sa perversité, nous terrifie par son animalité.
Dans un décor dépouillé et noir de Jan Versweyveld, une passerelle débouche sur le plateau par un escalier central. Sur scène juste quelques chaises, et en bas de l’escalier, symbole d’opulence bourgeoise, deux guéridons garnis d’un bouquet de fleurs. Les lumières, aussi de Jan Versweyveld, rendent l’atmosphère plus menaçante encore.
Scandé par la musique créée spécialement par Alexandre Desplat,
Ivo van Hove transpose l’action, comme il l’avait fait pour l’Avare, à notre époque. Les acteurs portent des «costumes» contemporains.
Dans un premier tableau muet, imaginé par le metteur en scène, Orgon, probablement au sortir d’une église, découvre sous un amas de guenilles, couchée à même le sol, une forme humaine.
Charitable, bon chrétien, notre homme le recueille dans sa famille. Chacun s’affaire autour de l’arrivant auquel bain et habits neufs rendent sa physionomie. Sous la crasse, se dissimulait un homme jeune.
Puis dans un éclairage sépulcral, Tartuffe de dos, se flagelle: face à lui un brasier incandescent. Brûlent déjà les feux de l’enfer.
Sa mortification achevée, chemise maculée de sang, il rejoint la famille réunie.
Deux tableaux saisissants que suivent aussi puissants, comiques ou redoutables les scènes suivantes.
Rarement Denis Podalydès n’a autant brillé qu’en Orgon binoclard-benêt, malléable jusqu’à la manipulation, dupe au-delà de la vraisemblance tout «coiffé» de son Tartuffe pour le plus grand malheur des siens. Sourd et indifférent aux avertissements prodigués par chacun, il esquive, se dérobe, refuse l’évidence.
Désolant, pitoyable, larmoyant, comme malade d’une sorte de folie amoureuse dans la scène de la donation de sa fortune à l’hypocrite,
Trompé, déshonoré, dépouillé, il atteint un sommet de comique pathétique quand, pauvre diable sortant de sa boite, complètement ahuri, hébété, sa tête crève le tapis pour «confondre» Tartuffe.
Singulière Elmire qu’interprète Marina Hands.
Abattue, résignée sous les remontrances bondieusardes de sa belle-mère, elle est dévouée à son beau-fils.
Dans la scène de son premier entretien privé avec Tartuffe, étrange, voire provocante, on ne sait à quel jeu équivoque elle se livre face à son interlocuteur.
Jeune, jolie, séduisante, elle a tout pour plaire et le sait. Déploie-t-elle ses charmes dans l’unique but de rendre service à son beau-fils. Le doute plane.
Rarement puissance maléfique n’a été plus intense que dans ce Tartuffe.
Christophe Montenez en est l’admirable, redoutable, terrifiant, implacable interprète.
Fin observateur au regard impassible, sous ses airs modestes, il scrute jauge la maisonnée qui lui prodigue soins et attention pour lui rendre bonne figure.
Sous une fausse modestie, ton posé, voix calme, il déverse son poison, provoque la discorde, sème la tristesse,
Formidable calculateur, sa violence surprend et touche à la bestialité quand, la violant pratiquement, il tente d’abuser d’Elmire.
Suspicieux, son regard de serpent nous glace dans le second entretien. On admire Elmire de ne pas en être tétanisée.
Jeune premier prometteur, Julien Frison, séduisant Damis, déploie toute le fougue, la véhémence, l’emballement de ce fils mal aimé, ignoré par un père inique.
Déterminé et lucide, Loïc Corbery, Cléante, libertin précurseur des Lumières, en dépit d’irréfutables arguments s’évertuera sans succès à faire entendre «raison» à son beau-frère buté.
Personnage toujours important chez Molière, la servante.
Ici Dominique Blanc en Dorine, fait vite «pardonner» son élégance naturelle, incompatible avec son personnage, par la justesse de ton et l’autorité du solide bon sens qui l’animent.
Ici Claude Mathieu campe une Madame Pernelle d’un autre temps, bigote tyrannique, aigrie, dominatrice, obtuse. D’un sérieux accablant, Claude Mathieu se cantonne en une rigidité réductrice.
Ivo von Hove, dans ses choix, sa direction de comédiens, retrouve dans cette représentation toutes les grandes qualités de ses premières mises en scène.
Il fallait à Molière un immense courage, une témérité peu commune, pour écrire en son temps pareil brûlot.
«Libérée» de l’heureux dénouement imposé par Louis XIV, la découverte de cette version en trois actes nous éblouit du génie de Molière, nous pulvérise par son intensité, nous paralyse d’effroi, nous distrait de son comique.
Ivo van Hove s’est autorisé un dernier tableau silencieux et inattendu.
Madame Pernelle enterrée, tous les protagonistes, de dos, réunis autour d’un feu de grévistes, se retournent.
Face au public ils portent des vêtements ordinaires; aux côtés de Tartuffe, Elmire affiche une grossesse avancée.
Soirée remarquable,
Plutôt, représentation d’anthologie.
Pour cet anniversaire, Le «Patron» ne pouvait être mieux célébré.
Merci Monsieur Molière.
Bravo Ivo van Hove.