Pour son troisième spectacle, Simon Stone, artiste maintenant associé à l’Odéon,
A fait le choix d’une « Trilogie » dont chacun des chapitres se déroule dans un espace distinct.
En fonction de la lettre attribuée avant le spectacle,
Chacun suivra le déroulement de la dramaturgie dans un ordre différent,
Mais tous auront parcouru, dans l’ordre ou en flash-back,
Le « Cycle fatal de la violence à la vengeance » comme l’écrit Daniel Loayza.
Avec « Médea » Simon Stone avait transposé le mythe de la mère infanticide en s’inspirant d’un fait divers récent.
Dans « Les trois Sœurs » d’après Tchékhov, à l’occasion d’un week-end sinistre dans la maison de vacances,
Dans un langage presque ordurier, une jeunesse contemporaine à la dérive exprimait la perte de ses illusions et criait son désespoir.
Deux spectacles marquants,
Révélateurs d’un grand talent jusque- là inconnu en France.
Cette fois l’auteur metteur en scène a puisé aux sources du théâtre élisabéthain : Ford : « Dommage qu’elle soir une Putain », Shakespeare :« Titus Andronicus », Middleton : « The Changeling » auxquels vient s’ajouter Lope de Vega.
Pulsions, fantasmes, inceste, viols, infanticide, assassinat sous-tendent donc la redoutable dramaturgie du spectacle.
Avec la lettre C, nous voilà dans un espace bi-frontal.
Sur le plateau central, étroit, un décor de bureau.
Il sera le lieu d’une effroyable vengeance ourdie par l’ensemble des collaboratrices d’une agence de voyage :
La séquestration et la mort accidentelle du fils de la propriétaire.
Violeur compulsif, amateur de rencontres dans une chambre d’hôtel avec de jeunes vierges rétribuées, ayant aussi sa maitresse attitrée dans la société, violeur enfin d’une autre ayant découvert sa compagne comme l’organisatrice de ces rendez-vous « galants ».
Acquitté lors de son procès, l’ensemble de ses victimes révoltées ourdissent un piège fatal.
Gore, cru, difficilement soutenable par l’horreur de la situation comme dans la brutalité de son évocation,
Un fulgurant télescopage d’un immonde « reality show » en tragédie saisissante.
Les Ménades se sont déchainées.
Pétrifiant.
On aborde le deuxième tableau face au décor d’un minable restaurant chinois d’un réalisme scrupuleux.
Derrière la vitre de l’établissement, une jolie mariée black fume nerveusement ;
Elle attend son mari volatilisé.
Un mystère entoure aussi l’absence de son père.
La réception s’annonce minable,
L’ambiance entre les deux familles lourde de malentendus.
Le marié téléphone enfin à l’ainée de ses sœurs.
Il lui annonce qu’il ne viendra pas. Forcé de conclure ce mariage pour sauver les apparences, sa femme le « dégoute ».
Puis la cadette annonce à sa sœur qu’elle est enceinte.
Voilà révélé l’inceste entre le frère et la sœur.
Nous sommes au cœur de « Dommage qu’elle soit une putain » de Ford.
Ivo Van Hove en avait aussi donné une version moderne il y a quelques années.
Il avait opté pour de sanguinolants effets d’éventration à l’aide d’un crochet.
Inutilement « gore », grand guignol.
Antérieurement Jérôme Savary avait monté la version d’époque.
Au dénouement, telles des larmes répandues, l’eau recouvrait le plateau de Chaillot.
Grand et sensible souvenir.
Plus cruel et terrible, Simon Stone nous montre un parricide commis par un être veule et méprisable, un commissaire véreux, un « raté » réactionnaire, sans les moyens ni les capacités de ses ambitions politiques et juste abandonné par son épouse délaissée et « consolée ».
L’altercation entre le père et la fille qui assume son état tournera au drame.
Furieux, hors de lui, déjà éméché, il étrangle sa fille
Témoin involontaire de la scène la serveuse, muette, tétanisée. Achetée, longtemps elle taira le crime.
Là encore formidables effets de télescopages : dérision comique du début avec ses répliques piquantes et ses portes qui claquent comme au vaudeville,
L’action bascule dans le déchirement d’un amour impossible et la vengeance meurtrière d’un père « déshonoré ».
A nouveau impressionant.
Pour le chapitre trois, une vaste chambre d’hôtel, entièrement close de parois de verre.
Trois moments successifs s’y dérouleront.
On revit l’évocation de l’unique rencontre fatale, on assiste aux mensonges de la fille surprise par son père afin de lui dissimuler l’identité de celui auquel elle s’est donnée ;
La sordide préparation du rendez-vous avec une jeune fille vierge pour le mari éternellement à la recherche de son unique union charnelle avec sa sœur ;
Le récit de la lune de miel solitaire de l’épouse abandonnée et la révélation à sa fille de la véritable identité de son père : une rencontre sans lendemain.
Enfin le récit de la fille de la serveuse toujours hantée par le parricide dévoilera à tous le crime du père.
Aucun des protagonistes n’est épargné.
Succession de cruautés, de crimes odieux, de passions destructrices, de vies brisées,
Comme miraculeusement,
La pièce de Simon Stone nous émeut et nous touche,
Nous ébranle et nous trouble.
Soulignons ici la formidable contribution de ses interprètes.
Méconnaissable sous sa courte perruque à mèches, subtile, tout en modulations, Valeria Bruni Tedeschi, est étonnante en bourgeoise qui revit grâce à sa liaison extra-conjugale pourtant sans lendemain.
Seul homme présent sur scène, Eric Caravaca, lui aussi convainc pleinement. Epave imbibée, tour à tour ignoble et bouleversant, il campe le père et le fils avec autant de bonheur et de puissance dévastatrice.
Loin de démériter, autoritaire et comique, blessée et impuissante, Eye Haïdara est la mère de la mariée puis la femme abandonnée face à sa fille.
Servane Ducorps campe parfaitement l’entremetteuse ignoble trop tard assaillie par ses remords.
Adèle Exarchopoulos parfaitement juste, Pauline Lorillard écorchée vive et révoltée dégage malaise et empathie, Nathalie Richard, tétanisée et comique, Alison Valence, toute jeune et déjà formidable complètent cette distribution sans faille ni faiblesse.
Simon Stone a un style.
A tout coup il choque.
Certains s’en offusque.
Incontestable sa puissance dramatique.
Personne n’y reste indifférent.
Surprenante figure, majeure, incontournable, aux yeux de Lulu.