Une oppressante tenture gris- cendres ferme le plateau.
Projetée par la lampe à pétrole, une lumière sourde éclaire le bureau de bois ébène, le fauteuil, deux chaises.
Il est minuit.
Seuls, face à face dans le silence de la nuit, Elisabeth, femme d’affaires avisée, finit d’énumérer à son mari Félix les derniers gains d’une fortune déjà considérable, bâtie en bonne part sur sa dot.
La satisfaction de l’époux, fat bourgeois borné, sera de courte durée.
L’épouse modèle, la femme économe, la gestionnaire exemplaire, les comptes achevés, ayant « acquitté sa dette sociale » lui annoncera sa décision de le quitter.
Incrédule, vulgaire, Félix évoque aussitôt un adultère.
Au-dessus de ces préoccupations bovariennes, Elisabeth a d’autres aspirations :
« J’étouffe ici, moi. J’ai soif de choses sérieuses. Je veux respirer l’air du ciel ».
« Vous n’avez que le néant à m’offrir.»
Face à un capitalisme naissant, sauvage, face à une société où le matérialisme domine au nom du positivisme et du progrès scientifique : « La science de la vie est de ne jamais rêver » affirme péremptoire, Félix, Elisabeth rétorque : « Il vaut encore mieux être dans les nuages que dans la boue ».
Admirable affrontement de deux univers inconciliables, soif d’argent contre soif de beauté, spéculations contre créativité, étroitesse de vue contre hauteurs de l’esprit.
Elisabeth, avoue « on avait beau nous marier, on ne nous avait pas unis »
Félix incrédule se persuade « Je la crois atteinte, ce sont des mots tout cela».
Aux soupçons de son mari « Vous avez un amant ? » Entière, elle répond » hélas non, j’étais faite pour aimer mon mari. »
Le départ aura lieu.
Quatre heures plus tard, vaincue, incapable de renouer avec ses aspirations, de retrouver l’harmonie si ardemment attendue, désespérée, Elisabeth rentrera.
« Je suis atteinte de cet ennui éternel auquel les femmes comme moi sont condamnées. »
« Il n’y pas d’issue possible. »
Et Félix de constater
« Tant qu’il y aura de la poésie sur la terre les gens honnêtes n’auront pas la vie sauve. »
Réinstallée derrière le bureau Elisabeth, désabusée, murmura en guise de conclusion
« Pauvre homme. »
Cette pièce fit scandale à sa création en 1870 et fut arrêtée après cinq représentations.
Dix- huit ans avant la Nora d’Ibsen, Elisabeth a déjà bravé les interdits.
Dépassant le niveau de la simple rupture, Villiers de l’Isle Adam nous livre un portrait de « crucifié », d’un « suicidé de la société » ainsi qu’Arthaud définira plus tard Van Gogh .
Sous le personnage féminin c’est l’image du créateur, incompris, méprisé, déjugé, assassiné, que nous dépeint dans ce texte incandescent l’auteur de la pièce.
Villiers de l’Isle Adam, avec la force des mots, la profondeur du propos de ce texte explosif et bouleversant, transperce nos cœurs, ébranlent nos esprits par sa description de la violence de l’oppression subie et de l’anéantissement auquel il conduit l’héroïne face à l’abyssale incompréhension dont elle est victime.
Hervé Briaux campe avec une détestable autorité Félix, cet homme obtus, suffisant, cœur sec, esprit comptable. Haute stature, cigare à la bouche, il commande, domine, affirme avec l’assurance des imbéciles.
Anouk Grinberg, posée, mouvements mesurés, douces inflexions de la voix, frêle, et déterminée à la fois, confère toute sa sensibilité à Elisabeth.
Déjà illustrée avec « Et jamais nous ne serons séparés » de Pinter, Marc Paquien nous donne ici un nouvel exemple de la finesse et de la subtilité de son travail de metteur en scène.
« Je n’écris que pour les personnes atteintes d’âme » écrivait l’auteur à Mallarmé.
Haute aspiration :
Pleinement atteinte et illustrée dans un des plus beaux spectacles récemment créé.
Brièveté, fulgurance.