Reléguées au second plan ces dernières années par l’ombre écrasante de Racine, on a trop longtemps négligé les pièces de Corneille.
Remercions François Rancillac de nous avoir fait « redécouvrir » le dramaturge dont cette pièce révèle une force et une modernité oubliées.
Et blâmons aussi sévèrement une mise en scène réduite à un pur exercice de style intellectuel.
Corneille a vingt-huit ans quand il écrit « La Place Royale » (notre actuelle Place des Vosges.)
S’y croisent de jeunes aristocrates : la place de l’amour accapare leurs esprits.
Pour le séduisant Alidor, épris d’Angélique, l’amour lui apparaît soudain comme une insupportable contrainte, entrave à une liberté qu’il prétend garder entière.
Pour la malheureuse Angélique, sincère et totalement engagée dans son amour pour Alidor, elle envisage avec bonheur de se consacrer sans réserve dans une union pleinement vécue.
En cela tout l’oppose à sa tendre amie, la très volage et coquette Phylis, qui collectionne, pour son plus grand plaisir soupirants et amoureux. Ses tentatives pour convaincre Angélique de changer de conduite et d’accepter les hommages de son frère resteront sans effet.
Meilleur ami d’Alidor, Cléandre fait semblant de soupirer après Phylis, pour mieux s’approcher d’Angélique qu’il croit éperdument aimer.
Alidor, pour se « libérer » d’ Angélique conçoit alors un terrifiant stratagème en « l’offrant » à son ami Cléandre.:"Je vais faire mon ami possesseur de mon bien".
Rebondissements et quiproquos s’enchaîneront alors dans une mécanique fatale.
Décilés, trompés, résignés ou cruellement châtiés par le sort, chacun des personnages vivra un dénouement qui mettra fin aux illusions de leur jeunesse.
La coquette Phylis épousera « raisonnablement » le malheureux Cléandre qui s’est pris à son propre piège.
Angélique, victime de la perfidie d’Alidor, trahie dans son amour, vaincue et désespérée renoncera au monde pour entrer au couvent.
Alidor demeuré seul, se consolera en proclamant :
« Comme sans regrets je la donnais à Cléandre,
Je verrai sans regrets qu’elle se donne à Dieu ».
Il y a déjà de Valmont des « Liaisons » dans Alidor, comme il y a de Madame de Tourvel chez Angélique. Si l’on pense inévitablement à Choderlos de Laclos, ces personnages évoquent aussi bien Marivaux, ses « badinages », ses jeux cruels, ses intermittences du cœur .
Enfin, c’est bien de notre monde dont nous recevons aussi l’image en miroir : égoïsme sans limites, refus de l’engagement, superficialité des rapports amoureux:" je vis dorénavant puisque je vis libre" conclue Alidor Et d'ajouter: " Ce n'est que de moi désormais dont je prendrai la loi".
Si riche de sentiments et de profondeur d’analyse, à la fois d’avant-garde et si contemporaine, « La place Royale » ne saurait tolérer une mise en scène seulement cérébrale.
Privé de sa chair, désarticulé, désossé, désincarné, exsangue, vidé de ses émotions, comme déshumanisé en somme, ce texte intense finit par perdre sens, et l’intrigue difficile à suivre avec ses comédiens en permanence sur le plateau.
Hélène Viviès, Angélique, ainsi que Christophe Laparra, Alidor, sont sans doute promis à une brillante carrière : très perceptible, leur talent respectif ne fait qu’affleurer leurs personnages eux aussi bridés par des effets gestuels poussés au point de perdre toute crédibilité.
L’ensemble des interprètes a le mérite d’une diction irréprochable, mais là encore, à quoi bon entendre à la perfection des alexandrins habités par le « vide » ?
Ici point de narcissisme mégalomane, mais sous une autre forme, en quelque sorte plus insidieuse et perverse, une même trahison aussi impardonnable.
Le spectacle prend fin dans quelques jours.
N’ayez pas de regrets.
La difficile soirée aura été pour Lulu.