Tchékhov connait le succès avec l’«Ours » qualifié de « plaisanterie » par l’auteur lui-même.
Dans la même veine, « La Demande en mariage » date de l’année suivante.
Deux courtes pièces, dans lesquelles l’absurde règne en maître.
Souvent représentées ensembles, je garde un vilain souvenir de la seconde au Studio de la Comédie Française (Lulu de février 2016), alors qu’encore adolescente, l’interprétation de Daniel Ivernel, ours « inné » (au Théâtre de l’Odéon) m’a fait découvrir tout le comique de Tchékhov.
Jean-Louis Benoit, dont la mise en scène du « Revizor » de Gogol en 2000 au Français était admirable, comme celle de « Mer » de Toni Gasparello à l’Atelier ( Lulu de juin 2011), et plus récemment « Les Rustres » de Goldoni au Vieux Colombier, (moins appréciée de Lulu, décembre 2016), revient au Théâtre de Poche.
La soirée de ce 9 avril, première de la production, a débuté par une spirituelle présentation de Philippe Tesson avec la complicité de son ouvreuse russophone, sollicitée pour une traduction simultanée maintes fois interrompue par lui à l’hilarité générale d’un public conquis d’avance.
Instauré dans la salle dès avant le lever de rideau et facilitées par l’intimité du lieu,
Bonne humeur et gaieté régneront sur la soirée au cours de ces « scènes de ménage » d’anthologie, hors mariage précisons-le :
toute la cocasserie de ces situations décrites dans « La Demande en Mariage » et « L’Ours ».
Dans « La Demande en Mariage » le voisin de propriétaires terriens comme lui vient, en habit et gants beurre frais, faire sa délicate demande qu’accueille avec bienveillance et soulagement le père de la future.
Laissés en tête à tête, point de mots d’amour ni de doux serments entre tourtereaux.
Le fiancé, nature chétive souffrant de multiples douleurs et nombreux malaises, verra
Face à sa promise, maîtresse femme, forte nature, véritable tornade,
La conversation entamée par des banalités ayant trait à leur famille,
Dégénérer en violente querelle, sinon en pugilat.
De caractère éruptif, nerveux, hargneux, le fiancé ne baissera pas la garde,
Chacun campant fièrement sur sa position,
« Le petit pré aux bœufs » le chien « Miro » seront autant de prétextes à des affrontements sans merci, des discussions sans issue, des échanges sans pitié.
Terrible engrenage, stratégie fatale :
Le garçon manque mourir de suffocation,
La fille de rater cette miraculeuse occasion de convoler,
Et le père de se lamenter : « Quel dur métier d’avoir une fille à marier ».
Dans l’ « Ours », une veuve éplorée après une vie conjugale qui ne lui a apporté que ruine, infidélités et abandons de feu son mari,
Se trouve confrontée à un « homme des bois » un rustre, un grossier personnage.
Lointain voisin, après un périple exténuant, il est venu lui réclamer les intérêts d’une dette contractée par le défunt afin de s’acquitter de ses impôts payables dès le lendemain.
La dame ne disposant de la somme que le surlendemain, date du retour de son régisseur, lui signifie son congé.
Rendu enragé par cette situation sans issue,
L’intrus décide de ne partir qu’une fois empochée son dû.
La dame, afin de retrouver sa quiétude troublée, déploiera, elle, une insoupçonnable énergie pour se défaire de l’importun.
Nadir de la folie, voilà notre colérique et atrabilaire personnage,
Notre lion rugissant
Soudain doux comme l’agneau,
Littéralement métamorphosé en amoureux transis,
Désarmé, inoffensif devant la détermination de la dame qui ne recule pas même devant sa provocation en duel, aux pistolets.
Conquis, ébloui, aveuglé d’amour par sa détermination,
Il lui adressera derechef une pressante demande en mariage ;
Interloqué, le valet convoqué découvrira sa maîtresse assise, l’homme à ses pieds, la tête tendrement posée sur ses genoux.
L’amour moqué ?
Que nenni.
Une tendresse de l’auteur pour des personnages dont les faiblesses, les excès, presque latins, les débordements soudains, prêtent à sourire, à se moquer, observés et décrits avec un humour bienveillant dont ressort tout le comique.
Jean-Louis Benoit l’a bien compris.
Il imprime le rythme qu’il faut à l’action, plantée dans le décor non sans charme de Jean Haas, son habituel scénographe.
Bon choix aussi de l’adaptation d’André Markowicz et Françoise Morvan. Toutes les couleurs, la truculence de la langue en ressortent avec bonheur.
Incarnant chacun des protagonistes féminins, Emeline Bayart joue avec force efficacité de ses mimiques parfois appuyées. Autoritaire, dominatrice, se laissant aller sans contrainte aux débordements incontrôlables de ces dames,
Me rappelant à la fois Tschilla Chelton et Jaqueleine Staup,
Ainsi que le nécessite ses personnages,
Elle ne fait qu’une bouchée de ses partenaires masculins.
En fiancé emprunté, Manuel Lelièvre, perruque gominée, chapeau melon à la main, fait de son mieux pour nous rendre les hésitations, le ridicule, l’emportement de ce fiancé chétif et obstiné mais éruptif lui aussi.
Valet dans « La demande en mariage », sa séance de repassage avec crachotis sur le petit linge de Madame est fort réussie.
Enfin Jean-Paul Farré a de jolis moments dans l’«Ours » à la fin de la pièce quand il tombe littéralement frappé d’amour par cette femme qui le malmène, mais relève le défi qu’il lui lance : le duel, preuve à ses yeux de « l’égalité homme femme » avant de tomber à ses genoux pour la demander en mariage.
Malgré un certain manque de subtilité dans l’interprétation,
La « Farce » fonctionne comme une farce : parfois le rire trop fort.
La fidélité au texte respectée, l’époque également,
Permettent néanmoins de retrouver un Tchékhov encore jeune et joyeux,
Un auteur qu’on ne cesse d’aimer, qu’on ne se lasse pas d’entendre.
Sans trahison ici.