Lulu n’a pas créé ses « Lulus » sans raison.
Elle vient de passer une de ses soirées les plus réussies de la saison.
Quelle gageure de se frotter à ce rôle écrasant écrit par Dumas pour Frédérick Lemaître, puis repris par Pierre Brasseur et, plus près de nous, par Jean- Paul Belmondo.
C’est peu dire que le défi a été relevé.
La représentation est un total moment de bonheur.
Fascinant texte de Dumas, Kean :
Une surprenante conjugaison du son sens du rebondissement et de l’aventure,
(Si caractéristique de ses romans qui valurent à notre auteur célébrité et succès jamais démentis),
Alliée ici à une profondeur et une modernité d’analyse éblouissante sur le théâtre : Pirandellien avant l’heure dans ses jeux de miroirs,
Flamboyant comme du Rostand.
Dans Kean que de ressemblance avec Dumas : la munificence, le panache, le mépris affiché pour les contingences bassement matérielles, le gout des conquêtes féminines, le penchant pour la dive bouteille.
Et comment de pas penser au fidèle Maquet, son « nègre », dans le personnage du serviteur Solomon ;
Revenons à Kean, grand acteur anglais, on dirait une star de nos jours, adulé du public.
Alexis Desseaux, interminable silhouette longiligne, a tout le mordant, le panache, la superbe de son personnage.
Taraudé par sa célébrité, tourmenté par les années qui passent, grand buveur : « Il n’y a pas de meilleur comédien qu’un ivrogne » déclare-t-il fin saoul avant de monter en scène,
Excessif en tout, il se moque, provoque, défie avec une désinvolture qui fascine jusqu’au Prince de Galles, admirateur distingué et compagnon de débauche.
S’il dépense sans compter :
« L’argent, il n’est qu’une manière d’en user, le jeter par la fenêtre »,
Il sait aussi faire preuve de la plus grande générosité envers d’anciens compagnons dans le besoin, annulant un engagement rémunérateur pour organiser représentation entièrement à leur bénéfice.
Conscient de ses origines de basse extraction,
« Il n’y d’amitié qu’entre égaux »
Mû par un orgueil démesuré,
« On est acteur comme on est Prince, de naissance »,
Ou en proie aux doutes les plus désespérés :
« On joue pour mentir, pour se mentir »
Ou constatant cette dualité troublante :
« De temps en temps Kean joue comme Kean »
« Je n’existe pas vraiment, je fais semblant pour vous plaire »
Tenaillé par ce besoin de « plaire »
N’hésitant à compromettre la dame convoitée,
Il entreprend de séduire Helena, grande aristocrate aussi courtisée par le Prince de Galles.
Face aux obstacles à cette « passion »,
La présence de ce dernier dans la loge de la « bien-aimée » fera perdre la tête à Kean. En Othello, frôlant la folie, prenant à partie le Prince dans une scène surréaliste, il provoque un retentissant scandale.
Carrière brisée,
A la merci de ses débiteurs, menacé de prison,
Cerné, perdu,
Mais toujours poursuivi par une jeune et riche héritière en mal de devenir comédienne,
Celle-ci saura à son tour le séduire et le sauvera du naufrage.
Dans le ravissant et très ingénieux décor à transformation de Sophie Jacob, les somptueux costumes de Pascale Bordet,
Alain Sachs mène sa mise avec une rare intelligence du texte et dans sa direction d’acteur.
Lulu a déjà salué l’interprétation subtile, sensible, caustique, « superbe » et « attendrissante » d’Alexis Dusseaux en Kean.
Aucun de ses camarades ne déméritent.
Elégante, coquette, sure d’elle Sophie Bouilloux, est parfaitement convaincante en grande dame en quête de « frissons » amoureux.
Ravissante, fraiche, déterminée dans sa vraie fausse naïveté, comique dans son « exécrable » interprétation de Desdémone, la finaude et sincère Anna, Justine Thibaudat, une jeune première dont on comprend que le charme opère sur Kean, notre séducteur impénitent, est une révélation.
Frederic Gorny, le Prince de Galles, dégage une morgue princière non dénuée d’un charme sympathique et possède toute l’aisance aristocratique de ses origines.
En Salomon, serviteur attentif et soucieux de la bourse de son maitre, Stéphane Titeca dégage la résignation dévouée d’un confident compatissant mais raisonnable.
Ce spectacle où tout s’harmonise avec tel bonheur,
Réconciliera avec le théâtre les plus réfractaires des publics,
Et comblera les plus exigeants.
Courrez sans tarder au Théâtre de l’œuvre,
Rare pareille qualité de divertissement :
Euphorisant et émouvant,
Délectable cocktail.