Ainsi dès les premiers mots énoncés, agissant tel un filtre puissant,
De la voix de Claude Aufaure, le récitant, émane une indicible force poétique.
Plongés dans l’émerveillement, emportés par le conte,
Les mésaventures de ce pauvre soldat qui a accepté de vendre son âme au
diable,
Prennent ici une rare résonnance.
Virevoltant, sautillant, enjôleur, tel un ludion au charme maléfique, déjà remarqué dans « Le Bœuf sur le Toit » Lucinio Da Silva, débordant de vivacité et de malice, incarne un diable jaillissant.
Il donne ici toute la mesure de son talent bondissant et facétieux, aussi convaincant travesti en vieille femme bossue, fichu sur la tête, marchande ambulante, bonimenteuse sans pareil.
En soldat, Fabian Wolfrom. Sa candeur n’égale que son irradiante beauté.
Sa jeunesse éclatante ne lui épargne ni les duretés de sa condition, ni la terrible la solitude causée, fruit du pacte, par sa récente et fabuleuse richesse.
Touchant, émouvant, découvrant soudain une souffrance plus profonde encore que celle de sa précédente misérable condition, ses tentatives pour y échapper ne lui accorderont qu’un bref sursis heureux avant de retomber à jamais entre les griffes du Malin.
Regard de lagune, la transparence de ses yeux reflète l’innocence de son âme abusée,
Ses interrogations, la pureté des cœurs simples.
Sa crédulité, l’ignorance des turpitudes.
Sa vareuse flottante, sa fragilité.
Mais revenons à Claude Aufaure.
L’irrésistible interprète, de « Voyage avec ma Tante » de Graham Green et « L’Important d’être Sérieux » d’Oscar Wilde, apporte ici une dimension particulièrement sensible au personnage du conteur.
Cheveux couleur de neige, regard d’enfant, veston noir, perle à la cravate, pantalon rayé, davantage que simple récitant, il est la conscience du soldat, son double, son ainé, son témoin, son complice, son censeur, dont la voix, déployant une infinie palette d’intonations, ou d’impressionnants changements de registres, module, scande, susurre, clame le texte avec un talent qui subjugue, une poésie qui enchante.
Décrié par Lulu pour son Eva Peron en juillet dernier, cette fois la mise en scène de Stephan Druet force sans réserve son admiration.
Etudié jusque dans ses moindres détails, baignée des lumières de Christelle Toussine, avec les costumes de l’inénarrable Michel Dussarat, ce travail doit être salué avec toute l’admiration qu’il suscite.
La musique de Stravinsky résonne en parfait écho avec le texte de Ramuz.
Vêtus de leur pantalon garance, chaussés de bottes sonores, coiffés de calottes ou casquettes de piou-piou de la guerre de quatorze, les jeunes musiciens de l’Orchestre-Ensemble Ostinato, sous l’énergique direction d’Olivier Dejours ou Loïc Olivier, après une entrée fracassante, font sonner joyeusement la partition faussement simple, toujours rythmée, du compositeur russe.
Ici triomphe la force drolatique,
Chaque étape revêt toute son importance dramatique,
Le texte de Ramuz sa résonnance profonde, sa scansion superbe :
« On a tout, tout, tout, et puis rien, rien qu’une écorce ».
« On m’envie, je suis mort de la vie ».
L’amitié entre l’écrivain pacifiste et le musicien révolutionnaire nous a donné à un chef d’œuvre maintes fois repris.
La représentation du Théâtre de Poche lui confère une dimension exceptionnelle.
Sans doute le plus beau spectacle du moment.