Indéfendable mise en scène .
Indéfendable interprétation.
Incroyable résistance du texte.
Très rarement monté en France Ernst Toller n’en n’est pas moins un immense auteur.
Pour s’en convaincre, il vous suffit d’assister à la représentation de Christine Letailleur.
Hinkemann, mutilé de la première guerre, qu’une blessure a privé de sa virilité, traumatisé par le conflit, en dépit de ses tentatives pour reprendre vie, ne parviendra pas à échapper à la cruauté du monde.
Objet de mépris de sa femme qui le trompera avec son ami Paul, contraint pour survivre à devenir une bête de foire égorgeant rats et souris de ses dents.
Jouet de l’histoire, victime impuissante, il n’est plus qu’un « pantin dont on a cassé les ficelles. »
Héros brisé, Hinkemann n’a plus sa place dans le monde.
Désespoir à l’image de ces années d’après-guerre, convulsives, troublées, violentes, marquées par la crise économique, le chômage, la montée du nationalisme, de l’antisémitisme et la répression des « socialistes », la pièce pose aussi la question du bonheur :
« Il y a des hommes auxquels aucun Etat, aucune société, aucune communauté, aucun parti et aucune famille ne peuvent apporter le bonheur » rétorquera-t-il aux trois ouvriers socialistes évoquant chacun, dans une brasserie où ils sont réunis, leurs idéaux pour créer un monde meilleur.
« Cette époque n’a pas d’âme, je n’ai pas de sexe, où est la différence ? »
Affirmation sans appel, reflet du désespoir de l’auteur.
Ernst Toller, pacifiste convaincu après avoir vécu les horreurs du front et avoir écrit cette pièce en prison durant les années 20, fuira l’Allemagne nazie et se pendra en 39 à New-York dans sa chambre d’hôtel
En jouant halluciné emphatique et théâtral, Stanislas Nordey dépouille Hinkemann de toute la dimension tragiquement « humaine » du personnage, tel un « illuminé » aux yeux du public, mais n’est pas Arthaud qui veut.
Pas davantage convaincante, Charline Grand, grêle et sans grâce, joue aussi dans la registre lourd et appuyé Grete Hinkemann.
Le forain de Christian Esnay est plus pathétique encore dans ses numéros de « Cabaret »…
Et Richard Sammut confère une crudité bestiale au rôle de Paul, l’ami.
Bas-fonds d’une taverne enfumée, noirceur des murs des taudis, clinquant des lumières de foire, le décor et les éclairages de d’Emmanuel Clolus et Stéphane Colin accentuent le coté expressionniste et mélodramatique de cette représentation.
On ne saurait monter plus mal cette pièce.
Reconnaissons à la Christine Letailleur le mérite de nous avoir fait entendre un texte qui a résisté jusqu’au bout, comme son auteur, à tant de barbarie.
Echos déchirants,
Lyrisme noir
Grande poésie des ténèbres
Une œuvre admirable.