Grumberg est assurément" l'auteur tragique le plus comique de sa génération " comme l'affirme Claude Roy.
Il nous suffit de nous rappeler son dernier spectacle "Moi je ne crois pas" joué au printemps dernier par Pierre Arditi et Catherine Hiegel .Irrésistible.Une des soirées les plus drôles de la saison dernière.
"L'Atelier" "Zone libre", "L'Enfant do", "Rêver peut-être", "Adam et Eve","Une leçon de savoir vivre" sont autant de textes inoubliables , dans lesquels se retrouvent les obsessions grumbériennes, ses douleurs à jamais incurables , les traces indélébiles de la Shoa , la mort de son Père à Auschvitz.
Comment ne pas être déçu par ce florilège de textes souvent médiocres, par lui choisis, par lui interprétés en compagnie de sa fille et de son ami Kribus, dans cet exercice d'auto-célébration qui ne sied guère à ce champion de la dérision la plus outrée face à sa propre tragédie.
"Cela sent le sapin" comme disait sa Mère, "Mais c'est bon pour les poumons"ajoutait-elle.
Alors, vieillissant Grumberg ?
Il ne s'en cache pas, mais ce n'est pas vraiment l'image que l'on aurait souhaité conserver de cette soirée.
"Perturbation" a déchainé les passions.Spectacle marathon du Festival d'Automne, d'une durée de plus de quatre heures.
Disons-le tout à trac, nous n'en aurons "supporté" que la première tranche d'une heure trente, et cela est bien.
Bien, car le pire était à craindre, et il ne s'est pas produit.
Ici, dans ce premier roman de Thomas Bernhard, la noirceur est exclusivement clinique au sens propre du terme.
Un médecin de campagne se fait accompagner par son jeune fils étudiant, dans sa tournée auprès de ses malades.
Malades, tous le sont.
Le Père, le fils, les patients.
Malades d'incompréhension, de solitude, de folie, d'abandon.
Des boites géantes encadrées d'une ligne de néon écarlate, "renferment" les patients et leur proche, pivotant sur scènes, comme pour révéler chacune des situations rencontrées par le praticien et son fils.
Entre chaque visite, fond de scène entièrement consacré à la projection de vidéos filmant les trajets dans la campagne des différents déplacements , sur le plateau, les deux personnages jouent également la scène.
En dépit de la difficulté, voire l'impossibilité d'entendre le texte, tant est faible la voix des interprètes, inaudibles dès qu'ils ne jouent plus juste en face du spectateur, Kritian Lupa, dans la lignée de son ainé et compatriote Tadeus Kantor, se livre à un travail de mise ne scène qui ne laisse pas indifférent.
C'est miracle de parvenir à donner une telle épaisseur à ces personnages qui ne font que murmurer.
Stupéfiante aussi la qualité de chaque comédien, tous d'une telle authenticité.
Citons le jeune Matthieu Samper,le fils, Jean-Charles Dumay, le médecin, et John Arnold, l'industriel ,qui se livre dans le plus simple appareil, et le dénuement le plus complet, à d'admirables considérations sur la difficulté d'écrire.Un véritable moment d'anthologie, l'humour y règne en maître.
Je ne vous en dirai pas davantage, nous étant éclipsés , incapables de tendre l'oreille plus longtemps .
Au Théâtre Bastille maintenant.
Hôte habituel de nos chers anversois, les Stan ne présentent cette saison que des "duos"
"Mademoiselle Else" est le premier opus d'une série de trois, tous repris en janvier prochain.
Quelle gourmandise de la scène habite Frank Vercruyssen.
Déjà présent sur le plateau, avec sa partenaire, quand se remplit le théâtre, il surveille en personne le placement des derniers arrivés dans la salle bondée.
Si, une fois encore, il ne s'agit pas d'une pièce de théâtre mais de l'adaptation d'une nouvelle, la soirée est une réussite de plus à inscrire au palmarès déjà riche de la compagnie.
Tragédie encore et toujours, mais chez Schnitzler tout est policé.
Pas de malades au sens propre du terme, pas davantage de fous, mais toute un monde en déliquescence, une société dont l'apparente élégance dissimule une amoralité terrifiante.
Else a dix neuf ans, elle est en vacances , dans un palace à la montagne et rêve comme rêvent les jeunes filles, se moque comme se moquent les jeunes filles, dans l'innocence de l'âge et l'insouciance du confort matériel.
Par la faute d'une Mère complice inconsciente de l'irresponsabilité d'un Père affairiste acculé irrémédiablement à la ruine, Else se verra contrainte à l'humiliante démarche de demander, auprès d'un" vieil ami" de la famille , l'argent nécessaire pour le paiement d'une dette urgente.
Pour accéder à cette demande,un marché infâme lui sera proposé.
Analysant toutes les issues de cette situation sans issue, avec une lucidité aussi inattendue qu'implacable chez cet être d'apparente légèreté, Else acceptera pourtant de se sacrifier pour ses Parents.
La jeune fille hautaine du début ,en l'espace d'une soirée, ne sera plus qu'un être brisé par la veulerie du monde.
Brisée, elle n'y survivra pas .
Inutile, sa mort n'en sera que plus tragique.
Alma Palacios est l'éblouissante révélation de la soirée.
Profil aquilin, yeux en amandes, bouche légèrement dédaigneuse, elle se meut avec toute l'élégance requise par le personnage, haute et fine silhouette , plastique somptueuse, jeunesse rayonnante.
Sans jamais d'emphase, sans jamais élever le ton, comme le permettrait l'intensité dramatique de l'action, elle parvient à rendre toute la violence de ses sentiments, toute la force de sa révolte surmontée par sens du devoir, tous ses rêves abandonnés, s'analysant sans complaisance, tout comme elle analyse la société qui est sienne et qu'elle prend en pitié.
Comiques mondanités entre partie de tennis et rencontres des estivants, admirable séance d'habillement quand elle se pare pour accomplir sa démarche, bouleversante scène finale, cette mort transcendée en un ballet aux mouvements juste esquissés, décomposés, ralentis à l'extrême, révélateurs de ses années chez Teresa de Keersmaeker .
Frank Vercruyssen, habite le théâtre et nous le fait habiter avec.... rien.
Il faut vraiment le voir, interprétant tous les autres rôles sans exception à coté d'Else.
Sur un long banc longeant le coté de la scène, il prend, en fonction des personnages à jouer, homme ou femme, mondain ou simple employé, souvent dans l'urgence et dans un désordre apparent, une vieille écharpe, un gilet, un miroir, une raquette, enfin quelques pauvres objets qui lui suffisent à rendre les caractères les plus divers parfaitement crédibles.
De décor, pas davantage.Un rideau de toile écrue au fond du plateau, un socle de contre-plaqué sur lequel Else se trouve comme isolée des autres.
De ce dépouillement nait un théâtre, non pas misérabiliste, tout au contraire: un théâtre si vrai, si vivant, si intense, qu'il en devient l'essence même du théâtre.
Voilà encore une leçon à méditer: démonstration du superflu de ces dispositifs scéniques aussi compliqués que dispendieux, indispensable signature de nombre de nos metteurs en scène.