Un prologue en guise d’illustration de ces « Cinq années d’un travail fébrile, à pas de tortue » évoquées dans une lettre à une amie par Flaubert lui-même, au moment du procès suscité par son roman » Madame Bovary ».
Le procès, comme point focal pour l’étude de l’œuvre, du rôle du créateur et de la place de la création, en résonnance, hier comme aujourd’hui, avec la société :
Tel est « le duel » auquel Tiago Rodrigues va nous confronter.
Le jeune directeur du Théâtre national de Lisbonne incarne une rare forme de grande générosité, aussi intelligente que dénuée de dogmatisme, teintée d’humour, d’autodérision, empreinte d’une profonde sensibilité.
Avec son « Sonnet 30 » de Shakespeare, cet hiver, (Lulu, le retour de février 2016) il nous en a donné une démonstration aussi émouvante qu’entrainante.
Il est ce « passeur de littérature » que nous voudrions tous avoir rencontré, ludique et charismatique, sachant transmettre son amour des mots, faire découvrir et partager les joies qu’ils éveillent, les bonheurs qu’ils nous offrent.
Pour « Bovary » sa dernière « expérience théâtrale » et première création pour son « Occupation Bastille » qui se prolonge jusqu’au 12 juin,
Dans un jeu habile, avec des échanges de rôles inattendus, comme celui de l’avocat général, joué par une femme, Ruth Vega Fernandez, qui deviendra, dans une scène de baiser fougueux, l’amant d’Emma,
Teinté d’autant d’ironie face à la sottise du ministère public que d’empathie envers Flaubert et son personnage tant décrié.
Le metteur en scène va décortiquer pour les dénoncer
Et mieux les ridiculiser,
Chapitre après chapitres, scènes après scènes, en alternant phases du procès et épisodes du roman,
Toutes les sottises de l’accusation, face l’auteur et à son avocat.
Cette femme, vivant dans un monde rural aux mœurs frustres qu’elle ne supporte pas, qui s’ennuie vite auprès d’un époux amoureux qu’elle méprise, qui ne se résigne pas et « cherche la félicité comme dans les livres, la passion comme dans les livres, l’ivresse comme dans les livres », deviendra, à la suite d’une valse révélatrice des délices du « monde » la victime de ses rêves dans les bras de deux amants méprisables pour lesquels elle se perdra.
Nous assistons ainsi à tous les passages déterminant de l’œuvre, face à un Flaubert accablé, un avocat habile, un procureur de mauvaise foi, et tous les personnages du roman.
Les cinq comédiens nous feront revivre la vie de province dans toute sa médiocrité oppressante, l’ivresse du bal sur une fracassante musique rock, le déjeuner à Yionville avec Homais, les comices agricoles très comiques agrémentés les gloussements de basse-cour poussés par Charles et le pharmacie, la liaison d’Emma avec Léon, le clerc de notaire qui part pour Paris, puis avec Rodolphe, impénitent séducteur dont elle s’éprendra follement avant d’être délaissée, ses ultimes retrouvailles avec Léon. Enfin ruinée, sa mort, où l’arsenic est poussé sur scène dans un énorme flacon apporté par Homais qui répète, attentionné et précautionneux : « Attention, l’arsenic est très dangereux ».
Après le suicide de sa femme, on retrouve Charles, assis, seul sur le plateau. Accablé, hébété, pathétique, conscient des infidélités de son épouse, ce cœur pur et innocent lui conserve un amour intact comme au premier jour.
Résigné à sa propre mort imminente, il évoque aussi celle prochaine de Flaubert, bientôt suivie d’autres puis des nôtres, pour conclure :
« Nous allons tous mourir, mais toi Emma Bovary tu continueras à vivre comme dans les livres. »
Magnifiquement incarné par Jacques Bonnafé, Flaubert et Léon, David Gerelson, Homais ravi, Grégoire Monsaingeon, Charles brave et borné, Alma Pacios, Bovary, gracieuse et fragile, soudain déchainée dans sa danse convulsive, et Ruth Vega déjà citée :
Un exercice en forme de dénonciation de la censure,
Un beau plaidoyer pour la littérature,
Un vibrant hommage à l’art.