«Avant la Retraite» relèverait de la farce si le sujet en était moins glaçant.
Avec sa véhémence habituelle, son implacable sévérité, son sens poussé de la provocation dénonciatrice,
L’auteur nous fait pénétrer dans un vaste salon sans charme d’où vient de sortir, silencieuse, une frêle jeune fille.
Deux femmes y sont présentes. Elles sont sœurs.
L’une, d’âge mûr, en fond de scène, debout sous de hautes fenêtres, impeccable devant sa planche à repasser, défroisse avec grand soin une robe de juge.
Clouée sur un fauteuil roulant, une autre femme reprise des chaussettes.
Maniant avec compétence patte-mouille et fer, la première se félicite d’employer une sourde muette comme domestique:
«C’est bien qu’elle soit sourde-muette incurable, le plus important c’est qu’elle ne puisse rien raconter».
Propos qui surprend l’auditeur,
Révolte la paralysée.
La maison renferme un secret.
Le face à face des deux sœurs va en révéler la teneur.
Haine et violence vont s’exprimer sans filtre.
Bienvenue chez les monstres:
Une déferlante d’abjections et d’horreurs va s’abattre.
Dans une délirante progression,
entre terreur et grotesque
La caricature, hélas non dénuée de vraisemblance,
Nous étrangle d’un rire salvateur.
Nous sommes dix ans après-guerre, le jour de l’anniversaire d’Himmler.
Une date dont la célébration est préparée, comme chaque année, avec la plus grande attention par Vera avant le retour du frère Rudolf, juge «considéré», à la veille de la retraite.
Immobilisée son fauteuil roulant, Clara ne peut s’abstraire de la situation.
Indomptable, révoltée en dépit d’une infirmité qui la rend dépendante des siens,
Seule, elle fait face à la réalité, sans plier jamais.
Elle dénoncera une à une chacune des inavouables réalités maquillées par sa sœur, démasquera les mensonges, révélera turpitudes, crimes et cruautés toutes dissimulées sous l’apparente respectabilité d’une fratrie dont elle est otage.
Les rapports incestueux entre Rudolf et Vera, le père atroce, la mère suicidée, l’enfance bafouée composent ainsi un premier tableau de famille idyllique.
Après la robe de juge,
Immuablement ressortis par Vera pour l’évènement, un uniforme de haut gradé du Reich pour le frère, et suivant son caprice, la veste de déporté et la tonte pour l’impotente.
A l’entrée en scène de Rudolf, les derniers doutes, s’il en restait, seront balayés.
Vénéré, cajolé, bichonné par Vera, Rudolf n’est que récriminations contre l’époque,
fureur contre ses contemporains, nostalgie du passé.
Très satisfait alors qu’il vient d’obtenir l’interdiction de construire une usine «de gaz toxique pour les insectes», il émet entre autres propos anodins, des jugements tout en nuances:
«Les juifs détruisent et anéantissent le globe terrestre»... «La juiverie s’est incrustée partout»
Comme il statue, charitable à l’égard de sa sœur:
«Des gens comme toi on les aurait gazés»
Et de se consoler par cette constatation
«Mon unique sœur bien-aimée, nous ne faisons qu’un»
Autre réconfort partagé avec Vera, l’assurance d’un retour des temps bénis, quand enfin ils pourront à nouveau s’afficher au grand jour, et ne plus former la «conspiration» que Vera encourage d’un:
«Perfectionnons le rôle que nous jouons».
Le ton est donné, place au dîner d’«anniversaire»
Les voilà réunis autour d’une table de fête, champagne et mets fins au menu, Vera en robe longue, Rudolf en grand uniforme et Clara miraculeusement dispensée de sa tenue de déportée.
Mutique, sa sœur l’interpelle, contrariée:
«Pourquoi es-tu silencieuse? Tu devrais te réjouir comme nous!»
Rapidement échauffé par la boisson, envahi par la rancœur, assoiffé de revanche, Rudolf donne libre cours à ses souvenirs de la guerre.
Désormais en manque de reconnaissance, il se console:
«Je n’ai aucune mauvaise conscience, je n’ai fait que mon devoir», précisant:
«Et je n’ai pas ménagé ma peine».
Telle sont les affirmations de cet ancien chef de camp de concentration.
Un chef «exemplaire» «distingué» puis protégé par Himmler soi-même, autre sujet de fierté partagé par Vera qui se désole:
«Il n’aurait pas dû se suicider».
Puis l’album de photos de famille ressorti, posé sur ses genoux, elle commente, toute émue, leurs souvenirs d’un temps merveilleux, authentique défilé d’horreurs. Photos de prisonniers forcés de sourire, clichés du camp, tous ponctués de commentaires détaillés, jusqu’à celle d’une exécution à bout portant assumée par Rudolf.
Soudain enragé, pistolet au poing, il braque ses sœurs terrifiées, éructant
«Je pourrais vous bousiller si j’en avais envie».
L’effet escompté est une réussite.
L’émotion trop forte, il s’écroule terrassé.
Il ne reste à Vera qu’à appeler le médecin haï, parce que juif.
Fidèle à sa détestation, Thomas Bernhard n’a cessé de dénoncer par l’outrance délibérée les horreurs nazies.
«Avant la Retraite» l’illustre crûment.
Catherine Hiegel en incarne Vera, personnage clé. La pièce repose sur elle.
Un rôle dans lequel elle nous donne cette fois encore toute la mesure de son immense talent.
Laconique, elle tient les propos les plus révoltants,
Convaincue, elle se persuade d’immondes mensonges,
Equanime, elle commente d’épouvantables évènements,
Tyrannise sans pitié sa pauvre sœur,
Réservant tendresse, admiration et soumission à son frère Rudolf.
Parfait dans «Le Faiseur de Théâtre» du même auteur, André Marcon ne nous convainc pas tout à fait en Rudolf. Une réserve qu’il faut peut-être attribuer au metteur en scène Alain Françon dont Lulu n’avait pas apprécié le Marivaux de l’Odéon.
Honnête pour sa première apparition sur scène Noémie Lvovsky est Clara la paralytique.
Mais laissons là ces vétilles.
Le texte de Thomas Bernhard est un bonheur en soi.
Concentré d’abjection humaine, son duo infernal nous fascine,
Soutenu par le jeu de Catherine Hiegel,
La représentation vous cloue au fauteuil,
Voilà du théâtre percutant.
Bravo.