Séverine Bouisset a pris sa suite. A son tour elle reçoit une figure majeure de la scène internationale, Rimas Tuminas, l’ancien directeur du Théâtre Vakhtangov de Moscou, chassé par le pouvoir actuel.
Pour sa venue exceptionnelle en France, il présente avec le théâtre Gersher de Tel-Aviv Anna Karénine, en hébreu sur-titré.
Chez Rimas Tuminas triomphent une esthétique sublime, une analyse psychologique sans merci.
Font défaut la chair, l’incarnation.
Ainsi dans un décor dépouillé, très beau, d’Adonas Jacovskis, avec trois bancs, deux chaises ou un fauteuil cramoisi, sur fond de plateau noir percé d’une ouverture avec colonne grise , dans des costumes d’époque aussi très réussis d’Olga Filitova, vont se déliter les sentiments, s’ouvrir les cœurs, apparaître les faiblesses et les déchirements de chacun des protagonistes, une «famille malheureuse» comme l’indique Tolstoï, une humanité souffrante.
Des tonalités sourdes, accordant les gris, noirs, bleu nuit parfois ponctuées de l’éclatante blancheur d’une robe de bal ou d’une longue chemise de nuit, contribuent véritablement à sublimer les tourments de l’âme slave, et au de-là, de notre humanité, de ses faiblesses.
Mari trompé, Gil Frank est bien le personnage soudain méprisé par son épouse Anna, impitoyablement rejeté en dépit de toutes ses tentatives de conciliation.
Au lever de rideau, le Litva d’Alon Friedman nous révèle ses talents comiques en mari infidèle, repentant, suppliant, définitivement inconséquent.
Karin Serouya est Dolly, son épouse. Elle incarne la bonté, l’indulgence, et s’efforce longtemps de faire bonne figure malgré son existence épuisante, ses grossesses successives, les soins à ses enfants, leur mort, et les négligences d’un époux volage, dispendieux, déraisonnable.
Kitty, Roni Einav, est délicieuse en «vraie» jeune fille cruellement blessée par sa première déception amoureuse puis malicieuse jeune mariée comblée par Lévine,
Miki Leon, jadis éconduit: un homme de la campagne, simple mais respectueux, humaniste.
Superbe, stature irrésistible, le Vronski d’Avi Azoulay est splendide, conquérant, insatiable séducteur.
Dans l’étonnante trouvaille de Rimas Tuminas, le voir follement tourbillonner, sa seule selle à bout de bras, pour évoquer la course équestre et son humiliante chute de cheval au milieu du vacarme des sabots restera un moment fort de théâtre et la terrible métaphore d’une nature dominatrice poussée jusqu’au cynisme le plus méprisable une fois lassé d’ Anna.
Belle, crinière noire jais, longues jambes marmoréennes, bravant les interdits jusqu’à sa perte, s’abandonnant toute à sa passion charnelle, au plaisir enfin révélé, seulement palpable dans la scène du bal, emportée dans sa valse avec Vronski, mais trop souvent dans une «théâtralité» poseuse, l’Anna Karénine d’ Efrat Ben-Zur a bien des côtés factices.
Ainsi, au détriment de l’émotion attendue,
Sans la moindre fausse note de goût ni minimiser ses incontestables qualités artistiques,
La sophistication de la mise en scène de Rimas Tuminas, poussée jusqu’à l’afféterie, en vient à réduire le spectateur en... «spectateur».
Désincarné vous disais-je.
Mais si beau à voir.
Dans l’actuel paysage théâtral, un apport réconfortant.