Crépusculaire et lumineux à la fois
Particulièrement marquant, son « Giselle » vu dans la même salle en 2001 nous a laissé un souvenir inoubliable avec son deuxième acte situé dans un asile psychiatrique où Giselle, devenue folle, danse emprisonnée dans sa camisole de force. De même avec « La maison de Bernarda Alba », et sa Bernarda interprétée par un homme.
Placé dans la même perspective de « dépoussièrage » radical, loin des clichés de la légendaire liaison impossible, tout en respectant le déroulement de l’intrigue, son « Juliette et Roméo », ancré dans une réalité sans complaisance, nous a réservé une soirée avec des moments d’une rare intensité dramatique qui font oublier vite ses quelques faiblesses.
Plongés dès le lever de rideau dans une atmosphère inquiétante, sous d’épaisses brumes déchirées d’un faisceau étrangement lumineux, d’entre des palissades de tôle noire mobiles, qui serviront à dessiner les espaces pendant toute la représentation, surgit Roméo, telle apparition fugace promptement disparue après avoir enjambé ces murs.
A sa suite, ancrant l’action dans sa modernité, entre un groupe de jeunes juchés sur des gyropodes( ces plateformes sur deux roues électriques qu’affectionnent les touristes pour visiter la capitale)
Rodent aussi, des jeunes désoeuvrés, Mercutio et Benvolio, interprétés par l’étonnant et contrasté duo du français Jérôme Marchant, crane rasé, longiligne, jambes interminables, souple comme une liane, et le japonais Hokuto Kodama, aussi nerveux qu’énergique en dépit de sa très petite taille. Spectaculaire.
Artiste invitée et autre figure marquante, la splendide Ana Laguna en nourrice, personnification touchante de la tendresse protectrice mais impuissante face à la fatalité : la voir soulever ses vastes jupes pour soustraire Juliette aux dangers qui la menace donne la mesure de sa merveilleuse expressivité.
Si les mouvements d’ensemble ne sont pas tous convaincants, impossible de nier la puissance de certaines scènes, telle l’après banquet où les femmes sanglées dans leurs longues robes de jersey moulant, debout, buste complètement renversé, comme cabrées vers l’arrière, avancent comme des arcs bandés dans une symphonie de couleurs truffe, ponceau, feuille morte, lie de vin, bleu étouffé.
Enfin le couple mythique.
Apparition solaire, en courte robe bouton d’or, d’une fraicheur toute virginale en chemise et peignoir blanc, Juliette est l’exquise Mariko Kida, la créatrice du rôle.
Fine, frêle, fragile libellule, vibrante d’amour avec Roméo, frémissante de révolte face à Pâris, l’époux choisi par ses Parents. Terrible scène dans laquelle Juliette est quasiment violée par son futur imposé sur son corps par son propre Père.
Soupirant dont l’amour semble condamné dès le départ, Anthony Lomuljo incarne un beau Roméo, fougueux passionné, ardent, impétueux.
Faisant percevoir l’impossibilité de leur liaison, la chorégraphie de Mats Ek ne saurait mieux décrire cette fatalité.
Tout est inversé : portées, enlacements, étreintes. Couple dos à dos, corps ne se trouvant pas, danseuse soulevée tête en bas… palpable « union-désunion », formidable inventivité, force du propos.
Final à la hauteur. Seuls en scène, enlacés, tête le première, le couple disparait, comme englouti dans le sol. N’ émergent, visibles à moitié, que leurs jambes entre-ouvertes, pieds flex.
Rejoints sur le plateau par le cops de ballet, tous s’étendront sur le dos, jambes s’élevant à la verticale, dans l’identique position que « Juliette et Romeo » tandis que se fait le noir.
Funèbre apothéose.