Monacal, dépouillé, le nouvel espace met en regard une soixantaine de modèles «coutures» ou «iconiques», sortis de ses collections , avec les illustrations, photos, ou textes du célèbre magazine dont la création remonte, première surprise, à...1867.
Créé à l’image du magazine berlinois«Der Bazar» par le groupe Harper and Brother,
dès le premier numéro, la nomination de Mary Louise Booth, rédactrice en chef, relève d’un choix pour le moins audacieux: abolitionniste «suffragiste», unioniste, cette femme est également une germanophile et francophile qui s’est formée en traduisant, entre autres, Blaise Pascal (une précision qui enchante Lulu).
Cette personnalité nous permet de saisir d’emblée le niveau de ce périodique.
Francophile, prônant l’art de vivre et le progrès social, Harper’s Bazar conjugue à sa création exigences artistiques et littéraires, qualités formidablement maintenues au cours de sa longue histoire, bien au-delà des limites d’une banale gazette de mode.
En cette deuxième partie du XIXe siècle, le couturier Frederick Worth occupe une place de choix des couvertures et les pages illustrée; ses créations sédsuisent les américaines fortunées.
A la rubrique littéraire les nouvelles de Charles Dickens y sont publiées.
Suit la période Art Nouveau.
Illustrant aussi l’actualité sociale, posée sur un mannequin, l’extraordinaire minutie du travail d’une robe entièrement de dentelle et guipure irlandaises témoigne de l’importance de l’émigration provoquée par la grande famine de 1850.
Fidèles à l’esprit de la fondatrice, Margaret Sangster, puis Elisabeth Jordan succèdent à Mary L Booth de 1889 jusqu’en 1913, date à laquelle Randolf Hearst rachète le magazine.
L’art préraphaélique imprègne désormais les illustrations.
Les publications littéraires mettent à l’honneur, avec une grande sûreté de goût, Henry James, Mark Twain,
Les parutions prennent part à l’évolution des modes, témoignant du goût pour l’orientalisme inspiré des Ballets russes dans les robes de Paul Poiret et les illustrations oniriques d’Erté, génial dessinateur (et costumier) d’une incroyable inventivité, souvent sollicité pour les couvertures.
La splendeur des années vingts se retrouvent sur les ornements de tête alliant aux brillants aigrettes ou onyx, tous signés de Jeanne Toussaint pour Cartier; robe à dessin géométrique de Jeanne Lanvin.
Suivent les créations inspirées de l’Antique signées Madeleine Vionnet. Elles conservent intact leur élégance «classique»; à la même époque les photos montage de Man Ray, les couverture de Cassandre dégagent toute l’étrangeté du surréalisme qui inspira les modèles d’Elsa Schiaparelli.
En 1934, l’arrivée de Carmel Snow, formée chez Vogue, ouvre un véritable Age d’Or du magazine. Il se poursuivra avec Diana Vreeland.
Forte personnalité aux avis sans appel, Carmel Snow fera rayonner le contenu du magazine avec un flair infaillible, une exigence inflexible, et un enthousiasme rendu célèbre lors de sa consécration de Christian Dior et son «New Look» au printemps 1947. En vitrine, le fameux tailleur Bar et une réplique de la robe Chérie nous permettent d’en retrouver tout l’esprit novateur, raffiné et si féminin
.
Avant guerre déjà, dans ses bureaux parisiens, cette rédactrice exceptionnelle réunissait les personnalités artistiques du Tout Paris.
Ainsi Jean Cocteau, Christian Bérard, Marcel Vertès, Salvador Dali, Colette, Jean et Valentine Hugo, le décorateur Jean-Michel Frank collaborèrent au magazine.
Leurs illustrations exposées déploient un charme incontestable, on ne peut qu’admirer l’étendue et la qualité de ces choix.
Après guerre, les reproductions des plus grands artistes tels Matisse, Picasso, Juan Gris ou encore Salvador Dali jusqu’à Francis Bacon ainsi qu’un hommage à Giacometti par Jean Genet illustrent à nouveau ce niveau d’excellence au coeur de la créativité du moment.
En littérature, sans jamais avoir dérogé à son rôle de «fiction editor» depuis ses origines, Harper’s publie en 1944 une anthologie de textes de femmes signés notamment de Colette ou Virginia Woolf.
Après guerre, paraissent dans les pages du Harper’s, des textes et reportages de Nabokov, Beckett, Queneau, Henry Miller, Sartre, Mishima et William Burroughs, autre éblouissant florilège; sans oublier, dans les années quarante, les jeunes auteurs américains, Carson McCullers et Truman Capote.
La toute jeune Françoise Sagan pose, ébouriffée, à côté de son cabriolet sport..
C’est encore Carmel Snow qui confie la direction artistique à Alexey Brodovitch. Son arrivée confère au magazine «Une nouvelle identité intellectuelle et visuelle, renforcée par la présence accrue de photographes»; le naturel, l’instantané photographique,« snapshot» en anglais, fait son entrée au magazine.
Animée du soucis d’«être toujours en phase avec son temps», l’étonnante Carmel Snow dédie Harper’s aux «Femmes bien mises et à l’esprit bien fait». Eloquent raccourci.
Elle n’hésite pas davantage à s’engager politiquement pour défendre la place des femmes au travail,(novembre 1934), ou dénoncer les logements des quartiers pauvres dans un reportage de Walker Evans(aout 1939).
Une photo parue dans Life Magazine en 1951 illustre sa curieuse et déconcertante méthode de travail
Assise à son bureau, Alexey Brodovitch debout à sa droite, Madame Snow scrute, le cou tendu, les pages de la revue en cours de fabrication. On les découvre jonchant le sol recouvert de blanc, toutes éparpillées dans un apparent désordre.
A l’extrémité de ce niveau, évocation de cette inoubliable atmosphère, est projeté l’extrait de Funny Face, comédie musicale de Stanley Donen. On y voit une directrice de journal exécuter une irrésistible chorégraphie au milieu de ses collaboratrices médusées. Drapant sur elle avec autorité et assurance des coupons de tissus, elle donne ses instructions tout en fredonnant et virevoltant.
Tiré du même film, suit un moment de grâce infini. Un résumé de l’esprit couture d’alors.
Audrey Hepburn, devant la victoire de Samothrace, descend l’escalier du Louvre dans son fourreau de mousseline incarnat ponctuée de sa longue écharpe vaporeuse flottant dans l’air, un modèle Givenchy, sous le regard ébloui du photographe joué par Fred Astair.
Le rapprochement avec une autre figure indissociable de cette grande époque du magazine s’impose, Richard Avedon, rentré chez Harper’s en 1944 à l’âge de vingt ans. Son soucis de la perfection, son sens de la mise en scène nous ont légué des photos devenues les symboles du culte de l’élégance et de l’inattendu.
Il suffit de revoir Dovina, mannequin de Dior, présentant«Soirée de Paris», une des premières créations d’Yves Saint Laurent: un long fourreau de velours noir à l’épure parfaite, taille haute soulignée par une large ceinture de satin blanc, nouée en une unique coque prolongée d’un large pan s’étalant jusqu’au sol.
Le mannequin pose au cirque d’hiver entre deux éléphants.
Longiligne et splendide, cheveux tirés, tête légèrement renversée, une jambe avancée laissant apercevoir le bout mignon d’un ravissant escarpin, bras écartés, une main posée sur la trompe relevée du premier mastodonte, l’autre effleurant le bord de l’oreille géante du second pachyderme.
Un sommet de sophistication décalée. Indépassable. Tout ce qu’aujourd’hui a oublié.
Remarquée par Carmel Snow en personne, autre grande prêtresse de la mode, Diana Vreeland, apportera sa note originale, voire extravagante, dans sa rubrique«Why don’t you?» Elle incarne «le nouveau monde de la jet set internationale» aux yeux de Snow.
Dans la même période, impossible de ne pas évoquer Balenciaga, célébré par Carmel Snow dès 1938, qualifié à juste titre comme «Le plus élégant couturier du monde» (1950). Et, prémonitoire, le définissant comme:«Le couturier du moment ou du futur». Formé par lui, le jeune Givenchy maintiendra ce sens de l’épure . Il sera aussi tenu par Snow pour «Un des plus grands couturier».
Habillée par lui, à la ville comme à l’écran, Audrey Hepburn portera ses modèles avec une incomparable fraîcheur. Elle sera la première vedette de cinéma dont le portrait photographié par Avedon, paraîtra en couverture.
Dans un autre registre, citons encore l’autre «héritier» de Balenciaga, Courrèges l’avant-gardiste.
De grands changements s’annoncent dans l’univers de la mode dès 1957.
L’ année est marquée par la mort brutale de Christian Dior et par le départ de Carmel Snow, suivi de près par Alexey Brodovitch.
Diana Vreeland part chez Vogue en 1962, et en 1966 Avedon quitte à son tour Harper’s
Le renouveau de la couture prédit par Snow ( décédée en 1961) se confirme avec l’arrivée de Courrèges déjà cité plus haut et d’Yves Saint-Laurent, tout jeune successeur de Dior.
Un vent «futuriste» imprègne la mode, frondeuse, iconoclaste, «moderniste» comme l’illustre cette fameuse couverture du magazine datant de 1963 sur laquelle le mannequin, photographié par Melvin Sokolsky apparaît la tête dans une bulle de plexiglas, ou celle non moins mémorable, servant d’affiche à l’exposition, avec Dovina perchée sur une échelle décrochant le second A de Bazaar.
En vitrine, le look révolutionnaire devenu légendaire de Courrèges: courtes bottines de vinyl blanc et manteau ultra-court, raide, évasé, petit col dégageant le cou et ceinture basse, jouxtent des robes en métal Ces véritables architectures torturantes, mais belles, inspirées par Paco Rabane, ont été créées par les frères Bernard et Robert Baschet pour le film de William Klein «Qui êtes-vous Poly Magoo?». On en apprécie toute l’espièglerie et l’humour satirique en revoyant l’extrait du film projeté face aux modèles exposés.
Enfin Op Art et Pop Art rivalisent, Avedon en fait la synthèse dans le numéro d’avril 1965.
Parlons encore de la présence d’Andy Warhol, d’abord comme talentueux illustrateur du magazine. Ses pages très colorées datant de 1958 alignent ses variations autour du thème de l’escarpin. Elles ne manquent pas de style. Une collaboration qui se poursuivra plus tard en tant qu’artiste reconnu.
Jean-Paul Goude sera la dernière grande figure inspirée dès sa jeunesse par la qualité des photos publiées dans Harper’s «qui irradiaient d’élégance et de glamour» ainsi qu’il l’a écrit.
En décembre 2003 il réalise sa première série mode pour le magazine «An Haute Couture fantasy», la bien nommée. Y sont présentés les «Grands» de l’époque: Christian Lacroix, John Galliano, Valentino, Emmanuel Ungaro, Jean-Paul Gaultier, Karl Lagerfeld, tous «encore» créateurs de talent, se démarquant d’une Donatella Versace ou d’un Alexander McQueen. Suivent «Wild Things» en 2009 célèbre pour sa course de Naomi Campbell et d’une panthère ou encore la série «Icons» en 2015 Inspirée d’archétypes féminins.
La fantaisie de Jean-Paul Goude n’a rien perdu de son charme, ni de son humour.
Il parvient à la plus grande inventivité à l’exclusion de toute vulgarité.
Ici prend fin une des qualités magistrales de la mode: la séduction.
Séduction des modèles certes, mais aussi séduction des photos.
Helmut Newton en a été l’ultime représentant. Sous contrat exclusif avec Vogue,
sulfureuses à souhaits, mais jamais vulgaires, ses photos ont marqué l’ultime étape d’une sophistication des plus élaborées.
En adéquation avec les nouveaux «couturiers» exclusivement soucieux de «recherche», la domination, l’envahissement des photos «spectacle», des clichés «pornos» remplissent désormais les pages des magazines. Harper’s n’y a pas échappé.
Au mépris de paraître «ringarde», des tendances lourdes dont Lulu se démarque définitivement.
Les modèles exposés dans les dernières salles n’ont fait que conforter sa position.
Que ce soit la robe brodée de sequins de Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton de 2019 , celle de Clare Waight pour Givenchy de même inspiration ou, photographiée par Peter Lindbergh en 2007, la robe du soir bustier courte, une horreur en agneau plongé chromé sur résine de polyester de Dolce et Gabbana, navrantes redites des modèles «futuristes» des décennies passées, n’ont fait que conforter un sentiment depuis longtemps perceptible.
Harper’s Bazar n’en demeure pas moins une exposition passionnante.
La richesse de ses documents méritait une aussi longue chronique.
En espérant être parvenue à faire partager son intérêt, Lulu adresse ses remerciements à tous ses lecteurs qui l’auront suivie jusqu’au bout dans cette extraordinaire aventure.