Souvent invités à Chaillot, on a connu Les Ballets de Lorraine plus audacieux, plus inventifs, sans même parler du haut niveau de ses interprètes au temps de Karole Armitage.
Si la déception a été au rendez-vous pour les deux pièces contemporaines :
Sounddance de Cunningham nécessite, exception faite de Valérie Ly Cuong, des danseurs d’une autre trempe,
Corps de Ballet de Noé Soulié, chorégraphie d’un ennui achevé, souffre encore d’une interprétation plus qu’approximative,
On ne peut que féliciter les nouveaux directeurs de la Compagnie, Petter Jacobsson et Thomas Caley, d’avoir eu la merveilleuse idée de reprendre « Relâche » crée par Les Ballets Suédois de Rolf de Maré auxquels l’Opéra de Paris a rendu hommage avec une très belle exposition en 2014.
Quatre-vingt dix années après sa création on reste en état sidération devant cette œuvre « insensée » pur produit dada.
On découvre les décors de Picabia : sublimes disques solaires irradiant la lumière, au premier acte, grand tableau dans le plus pur style surréaliste au second, avec sur fond noir ( à l’opposé de l’éblouissement du premier) quelques phrases artistement écrites en tout sens à l’adresse du public telle : « Si ça ne vous plait pas vous êtes libres de foutre le camp » ou encore : « Pensez aux héritages » ;
Le film « surréaliste » de René Clair, dans sa version intégrale, comportant course folle derrière un corbillard trainé par un dromadaire, tir au canon sur la capitale, depuis les toits de l’Opéra, avec Apollinaire et De Maré à la mise à feu, sauts à pieds joints, reflétés dans un miroir, exécutés par une ballerine en culotte filmée au ralenti par en-dessous composent le plus déroutant des intermèdees.
La musique d’Eric Satie proclamé « plus grand musicien du monde », reprend en les déformant, des refrains coquins, agrémentés d’inattendus bruitages, tels des crépitements : « Une musique amusante, pornographique », ainsi définie par le compositeur, lui-même authentique original de génie.
Enfin, bousculant aussi tous les codes, le chorégraphe, Jean Borlin, nous propose un ballet d’avant-garde : entrée en scène du danseur sur une voiture d’infirme, fatale créature, en robe de Doucet, qui déshabille une cohorte de Messieurs en habits avant de les piétiner, ou se fait porter sur une civière avant de se dévêtir à son tour ; présence d’un pompier de service, imperturbable, uniforme rutilant, fumant nonchalamment sa cigarette.
Festival de provocations généralisées, ce spectacle explosif pour l’époque, création « instantanéiste », provoqua le scandale et ne fut présentée que douze fois au Théâtre des Champs Elysées.
D’une force subversive inouïe, toujours perceptible aujourd’hui, la reprise de cette oeuvre remise au rang de pétard mouillé bien des créations contemporaines qui se voudraient « révolutionnaires ».
Un moment historique d’une créativité étincelante pour tout balletomane averti.
Quelques jours après, « bravant » la poignée de manifestant réunis devant la bouche de métro, et après avoir franchi un service d’ordre impressionnant, la première de La Batsheva Dance Company, d’Israël, invitée pour la première fois sous les ors de Garnier, nous a dynamisés, électrisés emportés par son élan vital, sa jeunesse étourdissante.
Ohad Naharin, son directeur, inventeur de la méthode » gaga », danseur et chorégraphe formé auprès de Béjart et de Kylian, développe une danse puissante, heurtée, énergique, dans laquelle s’exprime avec une certaine violence, sensualité et sensibilité, comme le reflet de son pays.
Une soirée véritablement dopante d’où l’on ressort galvanisé par les énergies positives diffusées par ces danseurs lancés tels de fougueux pur-sang.
Actuellement,
Carolyn Carlson, artiste associée à Chaillot, reprend « Double Vision » solo crée en 2006 : une rencontre transdisciplinaire entre la chorégraphe, le jeune duo Electronique Shadow, l’architecte Naziha Mestaoui et du réalisateur Yacine Aït Kaci.
Premier tableau : entièrement recouvert d’un étoffe d’une blancheur immaculée, l’immense plateau de Chaillot enfle, se boursouffle, ondule. Un miroir incliné le surplombe, il en reflète chaque mouvement et les éclats de lumière projetée. Scintillements de givre éblouissants, projection de taches rougeâtres inquiétantes métamorphosent soudainement l’atmosphère.
Créature sublimée, Carolyn Carlson, buste émergeant, jambes prisonnières noyées dans l’étoffe, se déploie, s’éploie, se courbe, se cambre, se drape, souveraine, suivie de sa traîne, s’avance majestueuse. Port de bras incroyable, corps plus flexible qu’une liane, elle se cambre, se déhanche, tournoie, virevolte, ou se dresse, hypnotique.
Contraste absolu avec un deuxième tableau, d’une noirceur totale, au propre comme au figuré.
Suivant cette virginale blancheur, une noirceur profonde baigne le plateau, revêt le danseur en costume et tête cagoulée.
L’enfer du monde moderne défile sous nos yeux. L’homme agité de soubresauts, dévoré par l’appât du gain et la solitude, bientôt dévoré à son tour par la ville, emporté à folle vitesse sur une piste ne menant nulle part, un tunnel sans fin, se heurtant à des murs invisibles, menacé par un incendie dévastateur, se débattant tel une mouche piègée dans un bocal face à ces images vidéo projetées en accéléré.
Emanant des menaçantes volutes de fumée, l’inévitable « message final » conclue pessimiste, en anglais « Path to nowhere » ( le chemin ne mène nulle part).
Retour d’un décor blanc pour le final.
Rien au sol, seulement un modeste arc de cercle en retrait, tel un podium racouci.
Cette fois, Carolyn Carlson porte un très bel ensemble long. Manteau noir, larges manches doublées de blanc sur fourreau noir, s’entrouvrant sur les côtés de longues fentes d’où surgissent un rouge intense et le blanc.
Au sol d’abord, la danseuse s’élève, orante éplorée, esquisse une longue danse d’oiseau, ses manches retournées devenues courtes ailes neigeuses. Jouant de son costume avec grâce, puis hantée, désespérée, nus pieds, s’élève sur le praticable, jupe relevée, bras agités, telle un médium, pour proclamer, à l’américaine, à l’aide d’un micro : » le monde que je vois, le monde que je fais, le monde que j’imagine ».
Affirmation superflue.
Magicienne, envoutante, grande prêtresse de la danse, dans ce solo l’art admirable de Carolyn Carlson est une ascèse en soi.
Sa seule vision nous élève.